Domaine et nature de la jurisprudence
Domaine de la jurisprudence
Droit jurisprudentiel et droit écrit
Bien que la jurisprudence ne repose pas sur une tradition orale, on peut encore, au sens classique du mot, l’opposer au droit écrit (lois, règlements administratifs, etc.).
A l’intérieur d’un domaine du droit pour partie codifié, la jurisprudence peut exercer un rôle important, non seulement dans l’application ou l’interprétation des règles existantes, mais aussi en consacrant des règles juridiques dans des zones vierges de textes. Ainsi en est-il encore, dans une large mesure, en droit international privé. Egalement, en dépit d’un pullulement inouï de textes, le droit administratif demeure principalement jurisprudentiel. D’où l’importance de ce qu’il est convenu d’appeler, du côté du droit public, le contentieux administratif.
On observe cependant, depuis quelques décennies, un recul de la jurisprudence dans certains domaines précédemment soumis à son empire. Les auteurs du nouveau code de procédure civile (1975) y ont notamment inclus nombre de règles relatives aux principes directeurs du procès qui relevaient antérieurement de la jurisprudence. Une tendance comparable a été observée dans le droit de la responsabilité du fait des choses inanimées, depuis la loi du 5 juillet 1985, dite loi Badinter, «tendant à l’amélioration de la situation des victimes d’accidents de la circulation et à l’accélération des procédures d’indemnisation ».
Lorsque des besoins de règles nouvelles se manifestent, le recours .lux solutions législatives semble d’ailleurs assez naturel à beaucoup d’esprits, tant est répandue dans notre pays cette idée, fausse mais
tenace, née de l’influence excessive du positivisme légaliste, et suivant laquelle les «lacunes du droit» à supposer qu’il y en ait ne peuvent être comblées que par des lois. Sur la codification, v. infra, nos 375 s.
Croissance du contentieux et développement de la jurisprudence
Le recul de la jurisprudence, en certains domaines, est, en d’autres, plus que compensé par l’effet d’une impressionnante croissance du contentieux, observée non seulement en France, mais aussi à l’étranger et illustrée par ce que l’on appelle aujourd’hui l’« explosion judiciaire ».
La croissance du contentieux se manifeste en tous domaines : civil, administratif, constitutionnel et international. Certes l’ampleur du phénomène varie d’une matière à l’autre, ne serait-ce que parce que l’émergence des diverses sortes de contentieux ne se situe pas, suivant les uns et les autres, durant la même période de l’évolution des sociétés. Reste qu’un peu partout, on constate un hiatus entre le taux de croissance du nombre des procès et le taux de croissance du nombre des juges.
Fatalement les considérations s’entremêlent. Les causes de la croissance des contentieux sont multiples, à commencer par celles qui tiennent au développement d’un Etat de droit et à l’idée selon laquelle plus il y a de justice, plus il y a de droit dans un Etat. Nul ne peut regretter qu’une connaissance plus satisfaisante des voies de droit, liée à une meilleure connaissance de celui-ci, ait facilité le combat pour le droit. Mais il n’est pas de principe sans exception, ni de progrès sans excès, ni de lumière sans ombre dans l’aventure des hommes. Précisément le courant ici évoqué s’est développé à un point tel que l’on a évacué l’une des fonctions de la justice : non pas bien au contraire sa fonction manifeste, toute d’accueil, qui tend à trancher les conflits, mais sa fonction latente, naturellement dissuasive, et qui consiste à détourner les plaideurs de recourir trop facilement aux tribunaux.
L’extension du volume est sans doute moins importante que la diversité croissante des contentieux. La détermination des causes de ce mouvement est facilitée par les progrès de la sociologie judiciaire. La typologie des contentieux s’est précisée. A travers cela aussi s’opère une profonde transformation du rôle du juge, tenté davantage par Yobiter dictum , l’avis en droit donné en dehors de tout procès ou dégagé par une instance supérieure, sitôt qu’apparaissent des questions de droit épineuses et
sujettes à controverse (v. supra, n° 116) ou encore l’incitation à des réformes législatives (v. infra, n°232).
Dès lors, plus que jamais, il convient de s’interroger sur la nature de la jurisprudence.
Nature de la jurisprudence
Le débat
Entendue comme l’habitude de juger une question d’une certaine façon, la jurisprudence est-elle une simple autorité ou une authentique source du droit ?
On sait que la question agite depuis fort longtemps la doctrine. Aujourd’hui encore les auteurs sont partagés. Certains tiennent pour la première analyse, d’autres pour la seconde.
La première conception se relie à l’idéologie révolutionnaire et au principe de la séparation des pouvoirs. Les juges ne sauraient participer à la création du droit, car ils usurperaient un pouvoir qui n’appartient qu’aux élus de la nation. La loi écrite étant censée avoir tout prévu, le juge en est le serviteur, il l’applique mécaniquement. Aussi bien toutes les précautions étaient-elles prises pour empêcher la jurisprudence, « la plus détestable des institutions » (Le Chapelier), de devenir une source du droit : les arrêts de règlement étaient prohibés (supra, n° 222). Mieux, conçu comme un auxiliaire du corps législatif, le tribunal de cassation était institué non pour imposer l’unité d’interprétation, mais pour protéger la loi contre les empiétements du juge ; se présentait-il une difficulté sérieuse d’interprétation, la solution en revenait au législateur par l’entremise du référé législatif (supra, n°221). Néanmoins, dès cette époque, quelques esprits pragmatiques
et perspicaces, au premier rang desquels il faut citer Portalis, devaient rappeler le rôle irremplaçable du juge. La loi ne peut tout régler : par fois obscure, elle est souvent incomplète et devient progressivement obsolète. Il faut donc l’interpréter, la compléter, l’adapter. Si le législateur s’en abstient, qui mieux que le juge peut remplir cette triple tâche! En lui faisant obligation de juger malgré le silence, l’obscurité ou l’insuffisance de la loi, l’article 4 du code civil l’y incite et lui reconnaît implicitement un pouvoir propre lui permettant de créer le droit lorsque cela est nécessaire à la solution du litige dont il a .1 connaître. Encore fallait-il que la Haute juridiction en ait les moyens ! La suppression du référé législatif et corrélativement le pouvoir reconnu à la Cour de cassation, réunie dans sa formation la plus prestigieuse, d’imposer sa solution aux juges du fond, devaient les lui donner.
La jurisprudence source de droit
Soutenir que la jurisprudence peut être source du droit suppose que l’on explique comment une règle générale peut sortir de décisions particulières. Par quelle étrange alchimie les décisions de justice qui sont normes individuelles, concrètes et catégoriques peuvent-elles se muer en une règle de droit générale, abstraite et hypothétique ?
La réponse est double. En premier lieu, dans toute décision de justice, il y a deux aspects : l’aspect individuel, concret, qui s’incarne au premier chef dans le dispositif et qui apporte une solution à l’espèce; les présupposés généraux sur lesquels elle repose et qui s’expriment à travers sa motivation. En règle générale, ceux-ci devront d’autant plus au juge que les directives de la loi sont plus discrètes; ils seront d’autant plus importants qu’ils émanent d’une juridiction plus élevée dans la hiérarchie judiciaire, juge du droit, la Cour de cassation a naturellement tendance à privilégier la « fonction généralisant » de l’acte juridictionnel au détriment de sa « fonction individualisant ». C’est dire que de ses décisions et spécialement de ses arrêts de principe, se dégagent des modèles destinés à guider l’action future des juges du fond .
En second lieu, les modèles ainsi proposés aux juges du fond sont l’objet d’une double loi : loi d’imitation, loi de continuité.
Loi d’imitation : ce que la Cour de cassation a jugé, les juges du fond le jugeront. Ils savent, en effet, que s’ils ne respectent pas les directives de la haute juridiction, leurs décisions seront censurées. Encore Faut-il, pour que le système fonctionne correctement, que le modèle proposé soit unique, clair et connu de ses destinataires. Unique : les formations des chambres mixtes et de l’Assemblée plénière sont là pour y pourvoir2. Clair : le prononcé d’arrêts de principe aux formules soigneusement ciselées y répond. Connu de ses destinataires : la publication au Bulletin des arrêts de la Cour de cassation n’a pas d’autre fin .
Loi de continuité : ce que la Cour de cassation a jugé dans le passé, elle le rejugera dans l’avenir. Certes rien ne l’y oblige : un revirement de jurisprudence est toujours possible. Aussi bien les auteurs qui ne voient dans la jurisprudence qu’une autorité insistent-ils sur cette précarité. Mais l’argument prouve trop : on ne saurait, en effet, dénier à la jurisprudence valeur de source du droit sous le prétexte qu’elle ne s’impose pas au juge qui l’a posée, car il en va de même du législateur ! Celui-ci peut toujours modifier ou abroger une loi antérieure. Au reste, la stabilité de la jurisprudence n’est probablement pas aujourd’hui, en de nombreux domaines, inférieure à celle de la loi; de plus en plus souvent, produit de ministères « techniques », celle-ci énonce moins une règle de conduite qu’elle ne devient un procédé de gouvernement, alors que celle-là est perçue comme l’œuvre de magistrats imprégnés, au-delà de leur diversité, de ce que Ripert nommait « l’esprit juridique », c’est-à-dire « l’esprit conservateur au sens philosophique du terme ».
Mais, ajoute-t-on, cette précarité de la jurisprudence serait plus redoutable parce qu’accentuée par le caractère rétroactif qui marque ses revirements. De fait, il est vrai qu’ « une jurisprudence nouvelle s’applique toujours dans tous les procès nouveaux, sans que l’on prenne en considération la date à laquelle les faits du procès se sont produits et quand bien même ces faits seraient antérieurs au change ment de jurisprudence ». Cela tient à une raison fort simple, Lorsqu’elle confère un certain sens à une règle, la jurisprudence fait corps avec celle-ci. Partant, cette règle est censée avoir toujours en cette signification. Plus que rétroactive, la jurisprudence est, à l’image des lois interprétatives, déclarative. Sur les revirements de jurisprudence, v. infra, n°453.
Fondement de la force obligatoire de la jurisprudence
La remarque qui précède est essentielle en ce que, faisant pénétrer au cœur du problème, elle permet de mieux approcher le véritable fonde mentde la force obligatoire de la jurisprudence. Contrairement à ce qui a pu être soutenu, celle-ci ne saurait procéder d’une réception implicite du législateur, pas plus que d’un rapprochement avec la coutume. Soutenir que l’absence de réaction du législateur face à la jurisprudence implique une approbation tacite de celle-ci ne va pas sans beaucoup d’artifice. Quant à l’opinion qui voudrait déceler le fondement de la jurisprudence dans « la décision du pouvoir que sont les tribunaux » et l’« assentiment des justiciables » ou encore dans la « commune reconnaissance », elle néglige, pour la seconde explication, le fait que la jurisprudence est d’abord un « phénomène d’autorité » et, pour la première, que la haute juridiction n’hésite pas parfois à imposer ses conceptions malgré les résistances des juges du fond et des praticiens.
En réalité, comme l’a lumineusement montré Pierre Hébrauds, la jurisprudence puise sa force dans la mission même du juge. Chargé de trancher au fond les procès qui lui sont soumis en fonction de règles légales ou réglementaires, le juge dispose d’une autonomie qui lui permet de modeler le sens de celles-ci, voire parfois de les modifier ou de les compléter. Prenant acte des insuffisances de la loi, il n’hésite plus en effet, en certains domaines droit international privé mais aussi droit civil ou droit commercial à fonder ses décisions sur des principes généraux qu’il découvre et consacre et dont la violation donne ouverture à cassation (rappr. art. 604 NCPC qui précise que l’objet du pourvoi en cassation est la censure de la non-conformité de la décision attaquée « aux règles »). La jurisprudence qui s’en dégage /incorpore à ces règles ou tient la place des règles absentes « au niveau qui est le leur et non à un niveau particulier qui lui serait propre ». faisant corps avec la règle qu’elle interprète ou s’identifiant à la règle qu’elle supplée, elle a dans la hiérarchie des normes la même valeur que celle-ci. La preuve : si l’autorité à qui il appartient de poser ces règles pouvoir législatif, pouvoir réglementaire veut combattre cette jurisprudence, elle ne le pourra qu’en prenant un texte de même nature que les dispositions auxquelles elle est intégrée ou dont elle lient la place.
La jurisprudence et les autres sources du droit
L’analyse de la jurisprudence a suscité et suscite des tentatives de rattachement assez diverses, son pouvoir étant expliqué par le rôle des juristes ou par celui des seuls juges. Ces
analyses plus ou moins émancipatrices ont pu encourager une sorte d’impérialisme contre lequel des résistances se sont manifestées.
Jurisprudence et coutume
Le procédé de formation de la règle de droit jurisprudentielle peut, dans une certaine mesure, être rapproché de la coutume par l’élément d’adhésion qu’elle implique : la règle jurisprudentielle se consolide lorsque la solution est acceptée par les usagers, spécialement par les juristes. On les a même parfois confondues en disant que la jurisprudence, en tant que telle, n’existe pas : il n’y aurait que des règles coutumières dont la formation est provoquer par les décisions judiciaires. Cette théorie paraît inexacte, la règle de droit jurisprudentielle n’ayant rien de ce que suppose la formation du droit coutumier : elle n’est pas directement créée par la conscience populaire, mais par des techniciens du droit ; il peut lui manquer aussi le substratum de durée : un seul arrêt peut faire jurisprudence et au demeurant une règle jurisprudentielle est une règle de droit dès la première décision qui l’a formulée. Sur la tentative inverse d’absorption de la coutume dans la jurisprudence, v. supra, n° 207.
La modification de la loi par la jurisprudence
L’importance grandissante de la jurisprudence a multiplié ses interférences avec la loi et augmenté leurs occasions de conflits. Ainsi arrive-t-il à la jurisprudence de modifier la loi.
Jurisprudence secundum legem, praeter legem, contra legem ? On peut s’interroger en transposant une problématique dégagée au sujet de la coutume (v. supra, n°210). En ce qui concerne la jurisprudence, les principes sont certains, découlant de la répartition des fonctions entre les pouvoirs publics, telle qu’elle a été établie depuis la Révolution : le juge doit appliquer la loi et la respecter, car c’est au pouvoir législatif qu’il appartient de la faire.
La réalité judiciaire est pourtant différente. D’abord, il y a les cas où la loi n’est pas claire : le juge doit tout de même statuer. Au début du vix’ siècle, il y a eu un régime sous lequel, dans ce cas, on devait demander au législateur de donner le sens de la loi (supra, n°221). Mais il a été vite abandonné, comme entraînant des longueurs. Actuellement, c’est au juge qu’il appartient d’interpréter la loi, et en l’interprétant, il peut lui donner
Encore convient-il de souligner : 1° qu’il est nombre de réformes échappant au pouvoir de la jurisprudence par exemple lorsqu’il s’agit de modifier des règles comportant des chiffres ; 2° que, de toute façon, il est souhaitable que la loi reste l’expression de la volonté générale et ne devienne pas celle de la volonté du pouvoir judiciaire; 3° que, selon une heureuse formule, « les tribunaux sont des redresseurs de torts, et non des lois »; 4° que, si les tribunaux peuvent utilement conseiller le législateur, les réformes que celui-ci réalise à notre époque, de manière singulièrement plus active que par le passé, peuvent être de nature à tempérer des ardeurs judiciaires excessives. Il ne faut pas confondre, en effet, l’échange des expériences avec le mélange des genres.
Le combat de la loi contre la jurisprudence
II est assez fréquemment arrivé que les solutions dégagées par la jurisprudence soient consolidées ou amplifiées ultérieurement par le législateur. Mais il se peut aussi que celui-ci intervienne pour combatif une jurisprudence, conforme ou non à la lettre ou à l’esprit de la législation antérieure. Lorsque ces interventions affectent des procès m cours, l’attitude du législateur peut prêter le flanc à la critique, cette incursion dans le domaine judiciaire doit être appréciée par rapport au principe de la séparation des pouvoirs et celui-ci est particulièrement heurté lorsque la loi nouvelle remet en cause la décision rendue à la suite d’un procès qui a pris fin. Indépendamment de ces circonstances particulières, le combat de la loi contre la jurisprudence illustre la supériorité de celle-là sur celle-ci et répond à divers besoin, spécialement d’ordre politique. On peut aussi, dans une vision moins conflictuelle, y voir un dialogue fructueux entre les institutions.