Droit communautaire et Constitution
La nature du droit communautaire n’a pas fini de susciter la controverse. Par son origine, il présente un caractère international, qu’il s’agisse du droit primaire ou du droit dérivé. A ce titre, en tant qu’il est issu de traités ratifiés par la France, il se situe dans la hiérarchie des normes françaises au-dessus des lois internes. C’est en ce sens qu’en droit constitutionnel, l’on est amené à classer les normes communautaires parmi les normes supra- législatives. On ne saurait pourtant s’en tenir à ce propos, et ce dans une double perspective.
Tout d’abord, il convient d’observer que le droit communautaire primaire ou dérivé se situe dans la hiérarchie des normes juridiques françaises à un niveau inférieur à celui de la Constitution.
Encore convient-il de distinguer deux périodes dans le développement du droit communautaire. Ce qui, dans cet ensemble, est antérieur à la Constitution de 1958 s’est formé à une époque où, suivant le Préambule de la Constitution de 1946, « sous réserve de réciprocité, la France consent aux limitations de souveraineté nécessaires à l’organisation et à la défense de la paix »; en outre, sous la IVe République, il n’existait pas de contrôle de constitutionnalité des traités internationaux.
On a vu qu’ultérieurement, la Constitution de 1958 a institué un contrôle de constitutionnalité des traités et accords internationaux (supra, n° 154). Mais faute de caractère rétroactif, ce contrôle n’a pu porter sur les engagements internationaux antérieurs à l’entrée en vigueur de la Constitution de 1958. Et le Conseil constitutionnel a décidé que les traités de Paris et de Rome «régulièrement ratifiés et publiés, sont, dès lors, entrés dans le champ d’application de l’article 55 de la Constitution » ce qui leur confère une autorité supérieure à telle des lois. La même autorité est attachée aux traités et décisions communautaires ratifiés et publiés depuis 1958, qu’ils aient ou h’.lient pas fait l’objet d’un contrôle de constitutionnalité.
A l’inverse, le droit communautaire dérivé, qu’il émane du Conseil de la Commission, échappe au contrôle du Conseil constitutionnel, faute de nécessité d’une ratification ou d’une approbation dans l’ordre interne. Pourtant, rien n’exclut que ce droit communautaire puisse être contraire à la Constitution. C’est pourquoi, « si une contradiction apparaissait entre l’évolution de ce droit et nos prescriptions constitutionnelles, cette contradiction devrait être soit invoquée par la France pour refuser la transcription, dans son droit interne, des nouvelles normes communautaires, soit résorbée par une révision de la Constitution ». En ce sens, par rapport à notre ordre constitutionnel, on ne saurait faire état d’une supra-nationalité.
Droit communautaire et lois internes
L’analyse est beaucoup plus délicate lorsque l’on envisage la place du droit communautaire par rapport à l’ordre législatif interne. La question se pose en termes originaux au sujet du droit communautaire dérivé, dans la mesure où l’on considère que ce droit est immédiatement et directement applicable dans les Etats membres, sans nécessaire acceptation par réception des normes qui le composent dans chaque Etat membre. Telle est bien la position adoptée par la Cour de Justice des Communautés européennes. Celle-ci a décidé, le 15 juillet 1964, qu’ « à la différence des traités internationaux ordinaires, le traité de la CEE a institué un ordre juridique propre intégré au système juridique des Etats membres lors de l’entrée en vigueur du traité et qui s’impose à leurs juridictions ».
Dès lors se manifestent les caractères originaux du droit communautaire européen, qui se différencie du droit international d’une double manière : parce que, pouvant être le résultat de décisions prises non à l’unanimité, mais à une majorité même qualifiée, il revêt un caractère supra-national ; parce que, ayant vocation à être immédiatement et directement applicable dans l’ordre juridique de chaque Etat membre, il revêt alors un caractère trans-national.
Or ce sont précisément ces traits caractéristiques qui ont suscité des résistances, d’autant plus vives que, la bureaucratie européenne aidant, on a vu se multiplier les normes communautaires, de plus en plus nombreuses, de plus en plus complexes, de plus en plus contraignantes. Loin d’abaisser toutes les barrières, on a élevé de tous côtés des barrières juridiques dont bien souvent seuls des initiés comprennent les dispositions. Et ce courant a illustré le développement de l’eurocratie.
Primauté du droit communautaire ?
Pareil mouvement a appelé une réflexion attentive et renouvelée sur un affaissement insidieux de la hiérarchie des normes, du moins à certains étages, car le gonflement du droit communautaire s’introduisant dans l’ordre juridique interne a été de pair, de la part de ceux qui le font, avec l’affirmation de sa primauté, en tant que tel, sur le droit interne des Etats membres. Loin de laisser à chaque système juridique le soin de situer, en lui-même, la place du droit communautaire, ce qui correspondait à une vision traditionnelle en droit international, on a voulu du côté de Bruxelles ou de Luxembourg demander au droit communautaire lui-même de fixer sa propre place par rapport aux droits internes.
Rien d’étonnant, dès lors, si la Cour de justice des Communautés européennes a affirmé le « principe fondamental de la primauté de l’ordre juridique communautaire ». Dans le célèbre arrêt Costa, la Cour a fondé cette primauté sur l’applicabilité immédiate et directe des normes communautaires, sur « le transfert opéré par les Etats, de
L’ordre juridique interne au profit de l’ordre juridique communautaires» entraînant «une limitation définitive de leurs droits souverains» et sur la nécessaire unité de l’ordre juridique communautaire. autant d’arguments qui attestent un dépassement du Marché commun fût-ce par le Marché commun, de l’Europe communautaire des ix par l’Europe communautaire des Neuf, des Douze, puis des quinze, dans une ligne de type fédéral conduisant à porter des ,i il ointes accrues à la souveraineté nationale dans chaque Etat membre.
Ce dépassement a été particulièrement caractérisé d’abord par le traité sur l’Union européenne signé à Maastricht le 7 février 1992, puis par celui d’Amsterdam en date du 2 octobre 1997, qui ont entraîné l’importants transferts de souveraineté et, pour cela, deux modifications de la Constitution (v. supra, n° 182). Deux articles ont été en conséquence ajoutés à la Constitution dans un nouveau Titre, intitulé Des Communautés européennes et de l’Union européenne. D’un article KX-1, il résulte que « La République participe aux Communautés européennes et à l’Union européenne, constituées d’Etats qui ont choisi librement, en vertu des traités qui les ont instituées, d’exercer en commun certaines de leurs compétences». Quant à l’article 88-2, il dispose que, « sous réserve de réciprocité, et selon les modalités prévues par le Traité sur l’Union européenne signé le 7 février 1992, la France consent aux transferts de compétence nécessaires à l’établissement de l’union économique et monétaire européenne» (al. 1er)- «Sous la même réserve et selon les modalités prévues par le Traité instituant la ( Communauté européenne, dans sa rédaction résultant du traité signé le 2 octobre 1997, peuvent être consentis les transferts de compétences nécessaires à la détermination des règles relatives à la libre circulation des personnes et aux domaines qui lui sont liés » (al. 2).
Il est vrai que, corrélativement, est apparu un principe de subsidiarité destiné, suivant le préambule du Traité, à faciliter les prises de décision « le plus près possible des citoyens ». D’où un article 5 de la version consolidée du traité sur l’Union européenne ainsi rédigé : « La Communauté agit dans les limites des compétences qui lui sont conférer» et des objectifs qui lui sont assignés par le présent traité» (al. 1″), « Dans les domaines qui ne relèvent pas de sa compétence exclusive, 1» Communauté n’intervient, conformément au principe de subsidiarité, que si et dans la mesure où les objectifs de l’action envisagée ne peuvent pas être réalisés de manière suffisante par les Etats membres et peuvent donc, en raison des dimensions ou des effets de l’action envisagée, être mieux réalisés au niveau communautaire» (al. 2). « L’action de la Communauté n’excède pas ce qui est nécessaire pour atteindre les objectifs du présent traité » (al. 3). Destiné à calmer de- légitimes inquiétudes, ce principe apparaît surtout comme un vœu pieux ou hypocrite. C’est plutôt de la faiblesse et des contradictions inhérentes à l’Union européenne qu’il faut attendre ou espérer une relative sauvegarde de la souveraineté nationale.
L’intégration dans le droit interne
L’existence d’un droit communautaire dérivé est difficilement contestable. La portée de son intégration dans le droit interne de chaque Etat laisse place à une grande perplexité. A s’en tenir au droit français, on ne saurait considérer que celui-ci se plie à la primauté du droit communautaire telle que l’affirme la Cour de Justice des Communautés européennes.
Reste posé le problème de l’insertion des normes communautaires dans l’ordre juridique interne. Sa solution est présentée habituellement en termes de spécificité de ce droit. Dès lors, le débat s’ordonne dans les termes d’une alternative : ou bien l’on considère que le droit communautaire ne peut primer les lois internes que par le canal de l’article 55 de la Constitution, c’est-à-dire par le canal de traités, conventions ou décisions sujets à ratification et à approbation; ou bien l’on considère que l’insertion opère plus largement et concerne naturellement le droit communautaire dérivé, en dépit des nuances pouvant affecter son applicabilité.
Le choix est capital car, compte tenu du contrôle que les juridictions, tant de l’ordre judiciaire que de l’ordre administratif, se sont reconnu le pouvoir d’exercer sur la conformité des lois aux traités, ce pourrait être tout le droit communautaire dérivé qui, à la faveur d’une interprétation large, serait assuré d’une véritable primauté sur les lois ordinaires dans l’ordre interne français.
Telle a bien été la position adoptée par le Procureur général Touffait devant la Cour de cassation lorsque, dans l’affaire Jacques Vabre, il invita la Cour de cassation à se fonder sur la spécificité des traités communautaires. Et si la Cour de cassation releva que le traité de la CEE était doté d’une autorité supérieure à celle des lois en vertu de l’article 55 de la Constitution, elle considéra cependant que cette convention
institue un ordre juridique propre intégré à celui des Etats membres; qu’en raison de cette spécificité, l’ordre juridique qu’il a créé est directement applicable aux ressortissants de ces Etats et s’impose à leurs juridictions ».
T’elle qu’elle résultait de l’arrêt Nicolo qui, opérant un revirement célèbre, a reconnu à la juridiction administrative le pouvoir de contrôler la conformité aux traités des lois même postérieures. la position du Conseil d’Etat se situait en retrait par rapport à celle de la Cour de cassation. Evoquant la primauté du droit communautaire sur le droit Interne telle que la conçoit la Cour de justice des Communautés européennes, le commissaire du gouvernement Frydman avait en effet affirmé qu’on ne pouvait s’engager en ce sens « dans une logique, difficilement justifiable, de supra-nationalité, à laquelle ne souscrit pas expressément le Traité de Rome et qui conduirait quoi qu’on puisse par ailleurs en penser sur le plan politique à rendre celui-ci très certainement inconstitutionnel ». Et dans l’arrêt Nicolo, si audacieuse et contestée qu’ait été cette décision, c’est par et à travers l’article 55 de la Constitution que fut appréciée la conformité de la loi du 7 juillet 1977 avec les dispositions de l’article 227-1 du Traité de Rome, c’est-a-dire avec des règles relevant du droit communautaire primitif et non il a droit communautaire dérivé.
La suite a confirmé les craintes que l’on pouvait exprimer face à l’invasion du droit communautaire dérivé. Loin de s’en tenir à la position, déjà discutable, adoptée dans l’arrêt Nicolo, le Conseil d’Etat, a ultérieurement affirmé la primauté sur les lois nationales, même postérieures, non seulement des règlements, mais encore des directives communautaires. Enfin, il a estimé qu’un arrêt de la Cour de Justice des Communautés européennes condamnant la France pour manquement à ses obligations communautaires, du fait de la contrariété d’un règlement national avec une directive, avait pour conséquence de rendre ce règlement de piano inapplicable.
Procédant de choix idéologiques favorables à l’internationalisation et à l’européanisation de notre droit, ainsi qu’à l’émergence d’un gouvernement des juges, les solutions adoptées par la Cour de cassation de le Conseil d’Etat entraînent l’intégration dans notre ordre juridique non seulement d’une énorme masse sécrétée, au jour le jour, par la bureaucratie bruxelloise, mais aussi d’autorités étrangères inspirées par une frénésie normatrice.
On se demandera par quelle singulière aberration un peuple adulte a pu ainsi aliéner à une époque où on ne cesse d’exalter la démocratie le soin de dire son droit entre les mains d’hommes qui lui sont extérieurs et qui n’ont pas pour première mission le bien commun de la société française. Dans le contexte des ratifications du Traité sur l’Union européenne, une orientation dans le sens d’une réduction du déficit démocratique maintes fois dénoncé s’est manifestée à l’occasion de la réforme constitutionnelle opérée par la loi du 25 juin 1992. 11 en est résulté une obligation pour le Gouvernement de soumission pour avis au Parlement de certains textes4. Mais il ne s’agit pas de subordonner leur intégration dans l’ordre juridique français à l’accord de celui-ci.
de nouvel article 88-4 de la Constitution de 1958 (réd. L. const.25 janvier. 1999).
n’en demeure pas moins que la souveraineté nationale est singulièrement altérée. On en voudra pour preuve le fait qu’un Etat membre des Communautés européennes engage sa responsabilité en cas de non-transposition d’une directive dans son droit interne. Plus profondément encore, la progression le la construction européenne, illustrée par le traité d’Amsterdam (supra, n° 182), appelle de nouveaux aménagements propres à renforcer le contrôle du parlement.