L'application du côté des sujets de droit
Distinction
Entre deux attitudes extrêmes, celle qui consiste, de la part des sujets de droit, à respecter la règle de droit et celle qui atteste une violation de cette règle, il existe nombre de comportements. Là encore, la distinction du droit et du fait ne s’appréhende avec une suffisante sagesse que si on l’éclaire à la lumière-de celle de l’abstrait et du concret, entre lesquels sans cesse opère la respiration du droit.
On distinguera l’abus de droit, le détournement de pouvoir et la fraude.
L’abus de droit
Le droit subjectif (supra, nos 255 s.), spécialement mais pas uniquement lorsqu’il revêt la forme d’un droit réel exclusif, tel que le droit de propriété, confère à son titulaire un pouvoir de nuire et justifie, en quelque sorte, un comportement qui, sans lui, serait fautif. Seulement, cet effet justificatif est nuancé par la théorie de l’abus des droits.
De prime abord, il y a, dans cette théorie, de quoi surprendre, car la reconnaissance d’un droit positif subjectif paraît valoir attribution à son titulaire d’une sphère de pleine et entière liberté. Dans une telle perspective, la distinction est simple : tant que l’on reste dans le cadre de son droit, l’on peut nuire à autrui sans se voir reprocher un abus ; et si, au-delà, on peut engager sa responsabilité, c’est que, précisément, les limites du droit ont été dépassées. Le droit cesse là où l’abus commence, car la loi ne peut défendre ce qu’elle permet.
Trop sommaire, l’objection n’a pas arrêté la jurisprudence. Bien au delà des cas particuliers que prévoyaient certains textes, celle-ci a été sensible non seulement à certains abus particulièrement criants, mais aussi au fait que les droits subjectifs, sécrétés par le groupe social et probablement indispensables à celui-ci, ne peuvent être envisagés isolément. Replacés dans un contexte global, ils s’y trouvent, dans leur lettre et dans leur esprit, limités par diverses considérations, en particulier par la règle suivant laquelle on est responsable de ses délits et de ses quasi-délits (supra, n° 267).
Ainsi, il y a abus du droit lorsqu’un individu, sans dépasser les limites objectives de son droit, se sert de celui-ci pour nuire à autrui. Exemple : un propriétaire d’immeuble fait édifier une fausse cheminée sans utilité pour lui, uniquement pour assombrir la demeure du voisin ; le tribunal saisi peut lui intimer l’ordre de démolir la fausse cheminée et le condamnera en outre à des dommages-intérêts ; un plaideur engage un procès par malveillance ou par méchanceté ; ce faisant, il abuse du droit d’agir en justice et son adversaire pourra prétendre à des dommages-intérêts.
On a parfois proposé d’aller plus loin et de considérer comme abusif, non seulement l’exercice du droit accompli pour nuire à autrui, mais d’une manière générale tout exercice du droit à des fins autres que celles en vue desquelles il a été reconnu à l’individu. A chaque droit est dévolue une certaine fonction : certains droits tel le droit de propriété sont organisés, au moins en apparence, dans l’intérêt du titulaire, d’autres sont conçus dans l’intérêt d’une autre personne il en est ainsi de l’autorité parentale, certains enfin sont envisagés dans l’intérêt général, tel le droit de critique littéraire et artistique. On confronte chaque fois le mobile auquel le titulaire du droit a obéi en l’occurrence, la fin qu’il s’est proposé d’atteindre, avec l’esprit, la fonction du droit en cause ; s’il y a discordance, l’exercice du droit est abusif et la responsabilité de l’agent susceptible d’être mise en cause. Un tel critère de l’abus des droits s’accorde avec la conception du droit fonction sociale, conféré à l’individu, non dans son intérêt égoïste, mais pour lui permettre de rendre service à la collectivité.
La théorie de l’abus de droit en matière fiscale
Dans un cadre différent, une théorie particulière de l’abus de droit a été élaborée en matière fiscale. Cette théorie a permis au fisc, qui l’a utilisée de plus en plus activement, en vue non seulement de lutter contre la fraude fiscale, mais aussi de limiter les possibilités de l’évasion fiscale : celle-ci consiste, de la part du contribuable, à se mouvoir à sa guise, au mieux de ses intérêts, dans une zone extra-légale où la loi n’a établi aucun interdit, mais où elle n’a pas non plus indiqué les voies que les contribuables sont autorisés à emprunter.
La reconnaissance légale de la notion d’abus de droit en matière fiscale est illustrée par l’article L. 64 du Livre des procédures fiscales, ainsi rédigé : « Ne peuvent être opposés à l’administration des impôts les actes qui dissimulent la portée véritable d’un contrat ou d’une convention à l’aide de clauses : a) qui donnent ouverture à des droits d’enregistrement ou à une taxe de publicité foncière moins élevés; b) ou qui déguisent soit une réalisation, soit un transfert de bénéfices ou de revenus; c) ou qui permettent d’éviter, en totalité ou en partie, le paiement des taxes sur le chiffre d’affaires correspondant aux opérations effectuées en exécution d’un contrat ou d’une convention. L’administration est en droit de restituer son véritable caractère à l’opération litigieuse. En cas de désaccord sur les redressements notifiés sur le fondement du présent article, le litige est soumis, à la demande du contribuable, à l’avis du comité consultatif pour la répression des abus de droit. L’administration peut également soumettre le litige à l’avis du comité dont les avis rendus feront l’objet d’un rapport annuel. Si l’administration ne s’est pas conformée à l’avis du comité, elle doit apporter la preuve du bien-fondé du redressement ».
Le détournement de pouvoir
On a vu en quoi le pouvoir se distingue du droit subjectif (supra, n° 257). Cette notion, bien connue en droit administratif, n’est pas ignorée en droit pénal et en droit privé : droit des incapacités, des régimes matrimoniaux, des sociétés. Il arrive d’ailleurs qu’en ce dernier domaine, les expressions d’abus de pouvoir et de détournement de pouvoir soient utilisées indifféremment.
On dira qu’il y a détournement lorsqu’une personne utilise ses pouvoirs pour une fin autre que celle en vue de laquelle ils lui avaient été Conférés. « Le contrôle du détournement de pouvoir consiste à confronter le mobile qui a animé l’auteur de l’acte au but poursuivi par la norme dont il tient ses pouvoirs ». Bien que certaines décisions semblent retenir l’inopposabilité de l’acte irrégulier, c’est la nullité de cet acte qui paraît être, outre l’octroi éventuel de dommages-intérêts, la sanction adéquate.
Le droit positif utilise aussi la notion de détournement pour priver d’effet le comportement consistant à détourner une institution ou une technique juridique.
La fraude
Au sens large, ce mot désigne toute espèce de turpitude, par exemple celle qui consiste à tromper autrui à l’occasion de la conclusion d’un contrat. Dans un sens étroit, il vise un comportement plus subtil, qui permet de profiter des imperfections de l’ordre juridique en utilisant une règle de droit afin de paralyser l’application d’une autre règle de droit. Un principe non écrit, mais traditionnel, tend alors à corriger les imperfections du système : fraus omnia corrumpit. En d’autres termes, la fraude corrompt tout, y compris l’application normale des règles de droit. On dit encore ce qui est plus significatif que la fraude fait exception à toutes les règles.
Une illustration particulièrement nette du principe analysé figure à l’article 1167 du code civil, relatif à l’action paulienne. De ce texte il résulte que, lorsqu’un débiteur, resté à la tête de son patrimoine, s’appauvrit volontairement afin de faire fraude aux droits de ses créanciers, les actes ainsi accomplis sont inopposables à ces derniers. On discerne, à partir de cet exemple, les données dont, généralisant une règle illustrée dans certains textes, les tribunaux ont permis de dégager un principe général de solution : qu’elle porte plus directement sur une violation de la règle de droit ou sur celle des intérêts des tiers et bien souvent l’une et l’autre violation coexistent, la fraude, au sens strict du mot, se manifeste « chaque fois que le sujet de droit parvient à se soustraire à l’exécution d’une règle obligatoire par l’emploi à dessein d’un moyen efficace, qui rend ce résultat inattaquable sur le terrain du droit positif ».
De cette formule expressive, se dégagent assez nettement les trois conditions auxquelles est subordonnée l’application d’une maxime destinée à paralyser les manœuvres frauduleuses : a) il faut que la règle tournée de la sorte présente un caractère obligatoire (ainsi, dans l’exemple choisi, le respect des droits des créanciers, la bonne foi dans l’exécution des obligations…); b) il faut que la personne dont le comportement est ainsi sanctionné ait eu l’intention de tourner la règle, ce qui implique l’existence d’un élément subjectif, intellectuel; c) enfin, il est nécessaire que le procédé utilisé soit, en lui-même, réel et efficace; sinon, il serait inutile de faire appel à l’idée de fraude et à la réprobation que celle-ci provoque ; si la démarche suivie est, en elle- même, efficace, c’est parce qu’elle consiste à se placer dans une situation qui, envisagée isolément et en dehors de son contexte calculé, appellerait normalement l’application d’une règle de nature à satisfaire les désirs habituels de l’individu. De là résulte la nécessité laissée dans une très large mesure à l’appréciation des tribunaux de distinguer la fraude, sanctionnée généralement par l’inefficacité ou l’inopposabilité de l’acte frauduleux aux autorités ou aux personnes contre lesquelles cet acte était dirigé (sur l’inopposabilité, supra, n° 305), et la simple habileté, qui produit normalement effet. Selon les cas, l’on procède à cette distinction difficile en se référant à tel ou tel des éléments servant à définir la fraude qui fait exception à toutes les règles. Cette fraude peut résider dans le fait de profiter abusivement des facilités laissées par une législation souple et non pas stricte ; elle peut aussi être caractérisée par un comportement manifestement méprisant à l’égard de la règle; elle peut encore être attestée par la réalisation artificielle d’une situation juridique inspirée principalement, sinon exclusivement, par le désir de tourner la règle et de bafouer de la sorte un ordre juridique qui s’apprécie dans son ensemble et non point pièce par pièce.