L'assimilation du droit : Les résultats
Un principe de sécurité
Les écarts
II est bien illusoire de croire que le droit est connu de tous, et de manière satisfaisante. La constatation s’impose dans les sociétés insuffisamment développées. Mais force est de constater qu’il en va de même dans les sociétés les plus évoluées, modernes, postmodernes, de quelque qualificatif qu’on les affuble. L’explication est très simple : suivant le processus décrit par Max Weber, le mouvement de complexification croissante du droit, lié d’ailleurs à une certaine forme de rationalisation, rend difficile l’accès au juridique. D’aucuns en viennent même à penser qu’en un sens du moins, il y a trop de droit, disons d’un certain ou incertain droit : trop de lois (inflation législative; v. supra, n° 372), trop de jurisprudence (explosion judiciaire ; v. supra, n° 378), etc.
a) Cet état de choses, longtemps accepté avec une grande part d’indifférence ou de fatalisme a été, à notre époque, assez profondément remis en cause, pas seulement parce que le droit s’est sans cesse compliqué, mais parce que les sujets de droit sont devenus de plus en plus exigeants en termes de droits et de liberté. La réaction a surtout été tout d’abord le fait de la doctrine , notamment par la prise en considération du risque juridique.
b) Ensuite, c’est la loi qui est intervenue, médiatement et, plus tardivement, immédiatement. La substitution de l’aide judiciaire à l’assistance judiciaire (L. 3 janv. 1972), puis de l’aide juridique à l’aide judiciaire (L. 10 juill. 1991) a marqué un passage important, déjà destiné à favoriser, en termes de finances et d’accueil, et pas du tout de dissuasion (encore moins de « ticket modérateur »), à travers un accès au juge, un accès au droit. Greffée en partie sur ces dispositions, une loi du 18 décembre 1998, « relative à l’accès au droit et à la résolution amiable des conflits », a apporté maintes améliorations à la loi du 10 juillet 1991. De cette même loi résulte des dispositions ayant pour objet l’institution de « maisons de justice et du droit, placées sous l’autorité des chefs du tribunal de grande instance dans le ressort duquel elles sont situées » (nouv. art. L. 7-12-1-1, al. 1er, c. org. jud.).
Il est prévu que ces « maisons » rien à voir avec celles de la culture « assurent une présence judiciaire de proximité et concourent à la prévention de la délinquance, à l’aide aux victimes et à l’accès au droit » (al. 2).
De portée plus générale, le même courant de pensée honorable inspire la loi du 12 avril 2000 « relative aux droits des citoyens dans leurs rapports avec les administrations ». Son article 2 est un modèle de législation programmatique : « Le droit de toute personne à l’information est précisé et garanti par le présent chapitre en ce qui concerne la liberté d’accès aux règles de droit applicables aux citoyens » (al. 1er) Au fait, pourquoi les seuls citoyens ? Passons. « Les autorités administratives sont tenues d’organiser un accès simple aux règles de droit qu’elles édictent. La mise à disposition et la diffusion des textes juridiques constituent une mission de service public au bon accomplissement de laquelle il appartient aux autorités administratives de veiller » (al. 2)… Il suffit de lire les produits de la codification administrative pour constater qu’on en est loin. L’incontinence codificatrice ne favorise en rien l’accès au droit, y compris par ses abrogations enchevêtrées.
c) Le Conseil constitutionnel a amplifié et accentué le mouvement en affirmant que les lois devaient correspondre aux exigences de la clarté. Puis, lorsqu’il s’est prononcé le 16 décembre 1999 en validant la loi d’habilitation permettant une codification par voie d’ordonnance de neuf codes et sans se contenter de tenir compte d’une interprétation au demeurant contestable de l’article 38 de la Constitution, le Conseil constitutionnel a ajouté (obiter dictum?) que « cette finalité [achever les neuf codes] répond au demeurant à l’objectif de valeur constitutionnelle d’accessibilité et d’intelligibilité de la loi; qu’en effet l’égalité devant la loi, énoncée par l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, et “la garantie des droits” requise par son article 16 pourraient ne pas être effectives si les citoyens ne disposaient pas d’une connaissance suffisante des normes qui leur sont applicables; qu’une telle connaissance est en outre nécessaire à l’exercice des droits et libertés garantis tant par l’article 4 de la Déclaration, en vertu duquel cet exercice n’a de bornes que celles déterminées par la loi, que par son article 5, aux termes duquel “tout ce qui n’est pas défendu par la loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu’elle n’ordonne pas” ». L’on a pu voir dans cette décision une « consécration du principe de sécurité juridique », inspiré d’ailleurs de la jurisprudence de la Cour de justice des Communautés européennes. Sur les objectifs de valeur constitutionnelle, v. supra, n° 155.
prendre au fil des temps une signification nouvelle. V., au sujet de la rétroactivité des lois, infra, n°441.
Une maxime d’ordre
Une vénérable maxime
Nul ne saurait alléguer, pour échapper à l’application de la loi, qu’il n’en connaissait pas l’existence. C’est une maxime traditionnelle : nul n’est censé ignorer la loi. Exprimée au sujet de la loi, mais ayant, en réalité, un plus vaste rayonnement, cette règle est jugée indispensable à la stabilité sociale : l’autorité du droit ne peut dépendre de circonstances de fait propres à un individu, spécialement à ses connaissances … ou à son ignorance. Ainsi l’a voulu la sagesse romaine : пето censetur ignorare legem.
Nul ? En imposant à chacun de connaître la loi, la formule manifeste une exigence qui s’accompagne de divers modes de diffusion de la règle, spécialement au moyen de la publication des lois (infra, n°s 413 s.), des décrets (infra, n 419 s.) ou des arrêtés (infra, n° 420). De la sorte, le système tend à assurer le respect du principe de l’égalité des citoyens devant la loi (sur l’incidence des revirements de jurisprudence, v. infra, n°453).
N’est censé ? Le libellé de la règle conduit à affirmer que la maxime exprime une fiction. Aussi bien, nul ne peut prétendre, de nos jours encore moins qu’autrefois, posséder, en la matière, la science infuse. Il semble bien, pourtant, que le droit positif attache, en principe, à la règle le caractère d’une présomption irréfragable, c’est-à-dire d’une présomption qui ne peut être combattue par la preuve contraire (v. infra, n°496). Encore convient-il de constater l’existence de certains tempéraments.
Aux termes de l’ancien article 4 du décret du 5 novembre 1870, « les tribunaux et les autorités administratives et militaires pourront, selon les circonstances, accueillir l’exception d’ignorance alléguée par les contrevenants, si la contravention a eu lieu dans le délai de trois jours francs à partir de la promulgation ». Par l’effet du code pénal rénové de 1992 (art. 122-3), l’erreur de droit est devenue une cause générale d’exonération de la responsabilité pénale. Il en va autrement de la responsabilité civile.
Ignorer ? Dans la perspective présente, l’on peut considérer que l’erreur et l’ignorance sont des termes synonymes. Largement entendu, le phénomène de l’ignorance du droit appelle de plus en plus l’attention, compte tenu de la prolifération et de l’émiettement des règles.
La loi ? Le mot est trompeur, car la présomption de connaissance a été étendue aux règlements administratifs. Ainsi en est-il des décrets, à condition que, comme les lois, ils aient fait l’objet d’une certaine publicité. Il a encore été décidé « que les délais de transport par chemins de fer sont établis par des arrêtés ministériels rendus publics, ayant force de loi, auxquels il ne peut être dérogé et que nul n’est censé ignorer…, (que) le défendeur ne peut légalement prétendre qu’il ait été induit en erreur sur les conditions des délais de transport par les renseignements émanés d’un employé ». L’accès moins facile des citoyens aux règles coutumières ou jurisprudentielles explique le recul de la maxime traditionnelle en ce qui concerne ces règles.
Les écrans
Distinction
Illustrant les difficultés de l’insertion du droit dans la réalité, ils s’expliquent par des raisons d’ordre psycho-sociologique assez variables. De leur existence, résultent des questions importantes, tenant notamment à la nécessité d’un équilibre variable et fragile entre le secret et la transparence. On retiendra, à ce sujet, deux phénomènes intéressants.
L’apparence
II existe naturellement, entre la règle de droit et le fait, des actions et des réactions. La règle assume, oriente, canalise ou contrarie le fait ; le fait, à son tour, confirme, complète ou contrarie la règle. Et la résistance qu’il oppose au droit se manifeste de manières très diverses. L’une d’elles illustre tout particulièrement l’importance des phénomènes dans la vie juridique. Par application de ce que l’on appelle la théorie de l’apparence, il arrive que, fondée sur l’apparence, la croyance erronée dans l’existence d’une situation juridique conduise, dans certaines conditions, à faire prévaloir certains effets de cette apparence sur la réalité juridique. Error communis facit jus.
La seule existence d’une apparence à laquelle le droit attache des conséquences ne suffit pas à donner lieu à l’application de la théorie évoquée. Il faut supposer, pour cela, que, se fiant à une apparence, une personne se trompe sur l’existence d’une situation juridique; or il arrive qu’en pareil cas, le droit attache des conséquences à cette croyance erronée et refoule corrélativement l’application normale logique, dit-on aussi des règles de droit.
Ainsi, en vertu de la loi elle-même, le paiement fait entre les mains du possesseur d’un écrit constatant une créance et se prévalant de celui-ci libère le débiteur, même s’il est ultérieurement démontré que c’était une autre personne qui était le véritable créancier (art. 1240 c. civ.), mais il existe nombre d’autres cas. Et l’élaboration de la théorie de l’apparence a été rendue particulièrement nécessaire lorsque les tribunaux ont estimé qu’en dehors même des situations prévues par des textes, l’apparence pouvait être de nature à assurer la protection de certaines personnes, serait-ce au prix d’une atteinte aux intérêts normalement consacrés par le droit. L’illustration classique de cette attitude concerne le régime des actes de l’héritier apparent : supposons, par exemple, que l’héritier apparemment le plus proche d’un défunt se mette en possession de ses biens et en vende certains, et que se révèle ensuite un héritier plus proche; malgré ce rang préférable, les actes accomplis dans l’intervalle resteront, à certaines conditions, valables, ce qui aboutit à protéger les acquéreurs, mais à nuire corrélativement au véritable héritier.
La simulation
La prise en considération de l’apparence s’opère dans des conditions particulières lorsque les auteurs d’actes juridiques dissimulent leurs volontés derrière un acte apparent (simule), en ne les concrétisant que dans un acte secret ou contre lettre. On se trouve donc en présence de deux conventions : l’une qui est ostensible mais mensongère, l’autre qui est sincère mais secrète. L’article 1321 du code civil précise l’effet de la contre-lettre, tant à l’égard des parties qu’à l’égard des tiers. Il est aisé de comprendre que les deux conventions superposées échappent dans une certaine mesure au droit commun des effets des contrats (supra, nos 309 s.).
Pour qu’il y ait simulation, trois conditions doivent être réunies : a) les parties doivent être d’accord sur le contrat qu’elles passent en réalité. La simulation doit être distinguée du dol (supra, n°288), bien qu’elle ait souvent un but frauduleux. En cas de dol, il y a une manœuvre contre l’une des parties à l’acte, émanant de l’autre partie; en cas de simulation, les parties sont d’accord, il y a entente entre elles à l’égard des tiers, aucune n’est trompée; b) l’acte doit être contemporain de l’acte apparent; la simulation doit être distinguée de la situation dans laquelle l’acte postérieur révoque ou modifie un acte antérieur réellement convenu; c) l’acte modificatif est secret : son existence ne doit pas être révélée par l’acte apparent. Ainsi, la déclaration de command, par laquelle une personne déclare acheter pour le compte d’une autre sans faire connaître immédiatement le nom de cette dernière, ne contient pas une véritable simulation.
La simulation ne s’accompagne pas nécessairement d’une fraude. Sans doute, souvent elle en suppose une : fraude fiscale, si, par exemple, l’on dissimule une partie du prix de vente pour payer des droits de mutation moins élevés; fraude civile, notamment si l’on veut soustraire un bien à l’action des créanciers ou éviter l’application de règles d’ordre public, telles que celles sur les incapacités de recevoir ou sur la réserve héréditaire : par exemple, sous l’apparence d’une vente, on dissimule une donation qui entame la réserve des héritiers; la simulation peut encore avoir pour objet de tourner une prohibition légale, telle celle de l’usure : on présente un prêt usuraire sous la forme d’un autre contrat.
Mais la simulation n’implique pas nécessairement la fraude; elle peut avoir un but licite et peut même être digne d’éloges : par exemple, un bienfaiteur désire dissimuler sa donation pour garder l’anonymat.
L’article 1321 du code civil dispose : « Les contre-lettres ne peuvent avoir leur effet qu’entre les parties contractantes ; elles n’ont point d’effet contre les tiers ». Ainsi, en cas de simulation, c’est la contre- lettre qui produit, en principe, effet entre les parties. Mais à l’inverse de ce qu’il prévoit pour les rapports des parties entre elles, l’article 1321 dispose seulement que la contre-lettre n’a point d’effet contre les tiers, ce qui réserve donc à ceux-ci le droit de s’en prévaloir s’ils y ont intérêt.