L’interprétation du droit
L’herméneutique juridique
Herméneutique? C’est l’art de comprendre et d’interpréter : exprimer, expliquer, comprendre. L’étymologie est éclairante, quant à la découverte du sens. « On peut voir se profiler ici les talons ailés d’Hermès, divinité messagère, patron des interprètes, guide des âmes, maître des échanges, régnant sur les carrefours du vrai et du faux…». En tant que discipline ou technique d’interprétation des textes sacrés, juridiques ou littéraires, la notion d’herméneutique ne se constitue qu’au xvne siècle, en Allemagne. Mais l’activité qu’elle vise remonte à l’Antiquité. Ses manifestations les plus diverses par les domaines, par les méthodes ont concerné, dans la compréhension des textes saints, le développement de la pensée talmudique. Tout ce mouvement de pensée est de première importance pour la compréhension du droit.
Qu’elle soit ou non contentieuse, qu’il y ait ou non un litige, l’application de la règle de droit suppose, bien souvent, dans le passage du général au particulier, un processus intermédiaire d’interprétation. Bien que l’usage de ce mot soit de nature à rapprocher l’opération mentale effectuée par les juges et, plus largement, les juristes d’autres types d’interprétation des rêves, de l’œuvre d’art, d’un discours prononcé dans une langue étrangère, l’interprétation présente, en matière juridique, des traits originaux. Négativement, elle ne se confond ni avec la traduction, ni avec l’interprétation psychanalytique, ni avec l’interprétation historique, ni avec l’interprétation musicale. Dotée d’une force contraignante, inhérente à une démarche du raisonnement impliquant souvent l’appréciation d’un tiers — de ce tiers devant lequel elle est proposée, elle présente un double aspect, car elle peut porter sur le droit ou sur le fait.
L’interprétation du droit
La règle et le jugement
Lorsque l’on part à la recherche de ce qu’est le phénomène juridique primaire, celui qui manifeste l’émergence du droit dans une société, on hésite entre deux analyses : se référer à la règle ou au jugement. Semblable distinction est aussi opératoire lorsque l’on veut comprendre en quoi peut consister l’interprétation du droit.
L’interprétation de la règle
A la lumière d’autres sortes d’herméneutiques, on discerne bien les chemins possibles de l’investigation, par exemple en ce qui concerne l’interprétation d’après la lettre ou d’après l’esprit. En matière juridique, on est conduit à distinguer les cadres (A) et les méthodes (B) de l’interprétation.
Cadres de l’interprétation
De manière générale, l’application de la règle de droit rend souvent nécessaire le recours à l’interprétation de celle-ci. Quel est le domaine de cette interprétation ? Quels en sont les auteurs ?
Domaine de l’interprétation
Pour qu’il y ait lieu à interprétation, encore faut-il que cela soit nécessaire. De cette évidence, jointe au souci de modérer les ardeurs plus ou moins impérialistes des interprètes, se dégage une maxime classique selon laquelle l’interprétation cesse lorsqu’un texte est clair (Interpretatio cessât in Claris).
La jurisprudence en a déduit qu’il n’y a pas lieu, en pareil cas, de recourir aux travaux préparatoires.
Encore convient-il de ne pas exagérer cette exclusion de l’interprétation en cas de termes clairs, parce qu’il est souvent difficile de distinguer un terme clair d’un terme obscur et parce que le sens de certains termes, clair dans le langage courant, peut cesser de l’être dans le langage juridique. De toute façon, il est fait exception à la règle si l’application d’un texte clair aboutit à quelque absurdité. On ajoutera qu’en dehors même de cette éventualité, les tribunaux n’ont pas hésité à prendre parfois de grandes libertés avec certaines dispositions du droit écrit claires et non absurdes.
Ces observations, tenant à la difficulté de la distinction des textes clairs et des textes obscurs, s’imposent encore plus que par le passé depuis que les auteurs des textes ont pris l’habitude de recourir, avec une relative fréquence, à l’utilisation de notions souples et vagues, laissant de la sorte à ceux qui sont chargés de les apprécier et de les interpréter une marge grandissante de liberté qui a, tout spécialement, accru le rôle des juges dans la réalisation du droit.
Ce mouvement s’est traduit par le développement des standards, c’est-à-dire de normes souples, déterminées en fonction de critères intentionnellement indéterminés.
On a décrit aussi l’utilisation croissante de notions-cadre ou de « concepts mous ». ce qui manifeste une modification des influences respectives du conceptualisme et de l’empirisme en matière juridique.
Incidence de l’origine de la règle
L’origine de la règle de droit écrit peut n’être pas indifférente à la démarche d’interprétation (sur les lois interprétatives, v. supra, n°443).
L’interprétation des règlements administratifs. Généralement décrite dans la perspective de l’application des lois, l’interprétation se développe de manière identique en ce qui concerne les règlements administratifs : ainsi, les juges de l’ordre judiciaire ont-ils le pouvoir d’interpréter ces règlements comme ils interprètent les lois. Encore faut-il observer qu’à la différence des lois, les règlements administratifs ne comportent pas de travaux préparatoires officiels de nature à guider l’interprète. Tout au
- plus publie-t-on parfois les exposés des motifs.
- L’interprétation des traités. De plus grandes difficultés sont apparues au sujet de l’interprétation des traités, du moins lorsque cette interprétation ne résulte pas d’un accord interprétatif ou de la décision d’une juridiction internationale. La démarche traditionnelle consista longtemps à recourir à une interprétation administrative émanant du ministère des affaires étrangères, surtout lorsque la question d’interprétation était posée devant les juridictions administratives.
Une évolution profonde s’est produite dans le sens du refoulement de l’interprétation par le ministère des affaires étrangères. A vrai dire, du côté des juridictions de l’ordre judiciaire, la jurisprudence a, dès 1839, reconnu aux tribunaux le pouvoir d’interpréter les traités à l’occasion des contestations ayant « pour objet des intérêts privés ». Cette dernière notion étant incertaine, la Cour de cassation a ensuite affirmé qu’il appartient normalement aux tribunaux d’interpréter les
règles de droit posées par les conventions internationales. sauf lorsque les dispositions soumises à leur interprétation mettent en jeu des questions de droit public international ou « l’ordre public international ». De manière plus générale, la Première chambre civile a affirmé « qu’il est de l’office du juge d’interpréter les traités internationaux … sans qu’il soit nécessaire de solliciter l’avis d’une autorité non juridictionnelle ». A l’inverse, la chambre criminelle de la Cour de cassation a considéré que l’interprétation des traités constitue toujours une question préjudicielle à trancher par le ministre des affaires étrangères, parce que les traités « sont des actes de haute administration qui ne peuvent être interprétés, s’il y a lieu, que par les puissances entre lesquelles ils sont intervenus ». De toute façon, les juridictions de l’ordre judiciaire ne renvoient pas à l’interprétation administrative en cas d’acte clair.
Longtemps la position du Conseil d’Etat a été très différente de celle des juridictions de l’ordre judiciaire, puisqu’il se déclarait incompétent pour interpréter les traités et accords internationaux. Encore convient-il d’observer que le Conseil d’Etat ne renvoyait pour interprétation que les dispositions obscures, non sans retenir une conception large de l’acte clair. En outre, au sujet de l’interprétation de la Convention européenne des droits de l’homme (supra, n°170), le Conseil d’Etat avait interprété l’article 6-1 de la Convention, alors que le commissaire du gouvernement avait fait valoir qu’elle constituait « une déclaration de droits plus qu’un échange d’engagements interétatiques ». Puis, opérant délibérément un revirement de grande ampleur, le Conseil d’Etat a, le 29 juin 1990, abandonné le «référé diplomatique » et considéré qu’il était compétent pour interpréter une convention internationale.
Auteurs de l’interprétation
A qui appartient-il d’interpréter la règle ? De prime abord, il paraît naturel de reconnaître précisément ce pouvoir à l’autorité même dont elle émane. Et une formule latine exprime traditionnellement cette idée : ejus est interpretan cujus est condere. De même qu’il appartient aux juges d’interpréter leurs jugements, à condition qu’ils ne soient pas frappés d’appel (art. 461 NCPC ; infra, n° 474), de même appartiendrait-il notamment au législateur d’interpréter ses lois ou aux autorités administratives d’interpréter leurs règlements.
Cette correspondance des pouvoirs ou des formes n’est pas ignorée de notre système juridique : ainsi, existe-t-il des lois interprétatives destinées à préciser le sens de lois antérieures (supra, n°443); ainsi encore, des accords interprétatifs remplissent-ils une fonction comparable dans l’ordre international (supra, n° 466). A une époque où l’on se méfiait, plus qu’aujourd’hui, du pouvoir judiciaire, on a même rendu nécessaire, dans certains cas, le recours des tribunaux au législateur, aux fins d’interprétation; mais ce système du référé législatif a été écarté par la loi du 1er avril 1837 (v. supra, n° 221).
Dans notre système, ce sont donc principalement les tribunaux de l’ordre judiciaire ou de l’ordre administratif qui usent du pouvoir d’interpréter les lois et les règlements. Aussi bien, l’article 4 du code civil dispose-t-il que « le juge qui refusera de juger, sous prétexte du silence, de l’obscurité ou de l’insuffisance de la loi, pourra être poursuivi comme coupable de déni de justice » (v. supra, n°221).
Si l’interprétation judiciaire demeure aujourd’hui la principale filière de l’interprétation, l’importance grandissante de l’Administration a entraîné le développement d’une interprétation administrative, par exemple par voie de réponses ministérielles à des questions écrites de parlementaires (supra, n°248), surtout lorsque les particuliers, impressionnés notamment par le Fisc, renoncent à formuler leurs prétentions devant les tribunaux.