La découverte du droit
Les sources du droit qui reflètent le mieux cette conception du droit sont aujourd’hui considérées comme des sources supplétives, c’est-à- dire utiles dans le silence de la loi : il s’agit de la coutume et de la jurisprudence.
1. La coutume
La coutume est une règle de droit sans auteur identifiable. Une coutume est constituée de deux éléments : la répétition continue d’un comportement donné (ce que l’on appelle Yanimus), et la conviction partagée que se conformer à ce comportement est obligatoire (ce que l’on appelle Yopinio juris).
Lorsque l’on a uniquement le premier élément, on ne dispose pas d’une coutume mais d’une pratique, d’une habitude ou d’un usage. Ceux-ci se différencient de la coutume en ce qu’ils ne sont pas juridiques, c’est-à-dire obligatoires. Ces usages, qu’ils soient ou non élevés au rang de coutumes, sont généralement considérés comme immémoriaux (au-delà de ce que la mémoire permet d’appréhender) et, à ce titre-là, ils n’ont pas d’auteur connu ou identifiable. « La coutume est fille du temps », lit-on dans les ouvrages juridiques anciens. Il se peut que la coutume soit plus récente : au Moyen Age, pour qu’une pratique soit considérée comme une coutume, il fallait une pratique continue pendant vingt ou trente ans, même s’il n’existe aucune règle générale en ce domaine.
Si la coutume n’a pas d’auteur, elle est néanmoins approuvée. Non sur un mode démocratique, ce qui supposerait que le peuple a adopté, par un acte de volonté, telle coutume. Mais la coutume est approuvée par la pratique populaire et la vigilance de tous quant à l’observation de cette pratique. A ce titre, la coutume n’est nullement un mode de production autoritaire du droit, c’est au contraire un système très vivant qui naît du consensus. D’ailleurs, on dit qu’une coutume est tombée en désuétude lorsque celle-ci n’est plus appliquée. La désuétude est le contraire de la « consuétude » (consuetudo étant le mot latin pour dire coutume). Donc, la désuétude s’analyse comme une absence de pratique, comme un désa¬veu populaire implicite, une sorte de coma prolongé de la coutume, laquelle pourra renaître par une nouvelle pratique. Une coutume, en logique, ne meurt jamais, car elle est toujours susceptible de renaître par une nouvelle pratique.
La coutume est finalement un mode de production du droit une source du droit – relativement défiant à l’égard de la volonté humaine : ce n’est pas le génie humain qui est capable de créer du droit, ce sont les pratiques sociales éprouvées et approuvées par les siècles, par des générations successives de personnes qui ont, par leur pratique et leur approbation implicite, renforcé ce droit. Pour penser ainsi, il faut penser qu’il existe un ordre préexistant à la règle et que celle-ci ne fait que le révéler.
Cette source du droit est aujourd’hui très marginale. Son âge d’or va de la féodalité à la fin du Moyen Age. A partir de la fin de la période carolingienne au IXe siècle, l’Europe occidentale ne dispose pas de pouvoir politique stable et puissant capable de confectionner des règles tic droit pour l’ensemble des populations. La nature ayant horreur du vide, cette absence de législation permet l’éclosion de centaines de coutumes locales qui régissent pratiquement toute la vie sociale. Ces coutumes seront considérées jusqu’à la Révolution comme quasiment intouchables par les autorités politiques, sauf si elles sont manifestement mauvaises ou injustes. Tout au plus peuvent-elles évoluer. Elles sont, au sens strict de l’expression, des droits acquis que la volonté d’un monarque, fût-il absolu, ne saurait méconnaître.
2. La jurisprudence
Seconde source du droit qui correspond à l’idée que le droit reflète un ordre : la pratique des tribunaux, la jurisprudence. De manière géné- i .île, cette source du droit est supplétive en ce sens que le juge a une marge de manoeuvre qui est étroitement délimitée par les lois positives : il doit d’abord appliquer la loi et ne dispose de marge de manœuvre que dans l’hypothèse où la loi n’est pas claire et doit être interprétée, lorsque deux lois sont applicables et qu’il faut en choisir une, ou encore quand la loi elle-même prévoit que le juge aura une marge de manœuvre.
Au sein de plusieurs possibles, le juge choisit la solution qui lui semble la meilleure, la plus juste et la plus légitime. Mais lorsque le système législatif est rudimentaire (peu de lois) ou lorsque ces lois sont très générales (par exemple, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789), le rôle du juge est extrêmement important : l’auto¬rité des décisions de justice, la jurisprudence, prend une place essen¬tielle dans la régulation sociale.
De manière générale, plus on attache d’importance à la loi, à la volonté législative du peuple ou du roi, et plus on estime que les juges doivent appliquer strictement les lois en s’abstenant de les interpréter, car ce serait s’immiscer dans le travail législatif. Cette conception est poussée à sa plus parfaite logique dans la loi des 16-24 août 1790 où il est prévu que, lorsque la loi n’est pas claire, le juge doit s’adresser au corps législatif pour qu’il précise les points qui doivent être interprétés. En effet, cette procédure, appelée le référé législatif, repose sur la conviction que le meilleur interprète de la loi est l’auteur même de celle-ci, car il connaît ses propres intentions. Cela peut d’ailleurs être contesté, car si le référé législatif intervient trente ans après, il n’est pas certain que le législateur actuel soit plus qualifié qu’un juge, d’autant que le juge peut s’appuyer sur l’intention du législateur réel en travaillant, par exemple, sur les débats parlementaires.
Cette vision du juge simple automate exécutant une loi parfaite est totalement abandonnée. A tel point que c’est aujourd’hui la loi elle- même qui peut faire l’objet d’un examen, le contrôle de constitutionnalité. À l’issue de cet examen, les neuf juges constitutionnels pourront décider si la loi est conforme ou non à la Constitution. Or celle-ci comporte des textes très généraux (comme la Déclaration de 1789 ou le préambule de la Constitution de 1946), parfois contradictoires entre eux, et elle est augmentée de « principes de valeur constitutionnelle » mis en lumière par le Conseil constitutionnel. Bref, la jurisprudence constitutionnelle est aujourd’hui au-dessus de la représentation nationale, c’est-à-dire les deux assemblées élues directement et indirecte-ment par le peuple.
Au Moyen Age et jusqu’à la Révolution, le nombre des lois étant très restreint, la jurisprudence occupe une place essentielle dans la régula¬tion sociale. Et la figure du juge, du justicier, est si importante que c’est en mettant en avant cette fonction que le roi est parvenu à étendre son pouvoir. Contrairement à ce que l’on croit souvent, le roi médiéval n’est pas d’abord un chef de guerre ou le chef d’une administration : son armée est surtout celle de ses vassaux, et il n’a guère d’agents direc¬tement à son service. En revanche, il est un juge, une « fontaine de Iustice », dont l’archétype de saint Louis sous son chêne àVincennes montre à quel point cette fonction est primordiale. C’est en s’imposant comme la source de toute justice dans le royaume que le roi a conquis la place centrale qui est devenue la sienne au XVIe siècle.
l’our que cette source du droit occupe une place essentielle, il faut être convaincu qu’il existe un ordre et une justice par-delà les lois des hom¬mes. Que cet ordre soit fortement inspiré par le christianisme, comme à l’époque médiévale, ou fondamentalement influencé par la philoso¬phie des droits de l’homme, comme aujourd’hui, la place qu’occupe la lurisprudence parmi les sources du droit est d’autant plus grande que l’on est convaincu que le juge est, en quelque sorte, l’incarnation de i et ordre ou de cette justice ici-bas.
3. Quelle place pour la loi dans un système où le droit doit refléter un ordre ?
l ’ette place est restreinte quant à son contenu. Lorsque le roi de I rance, à partir du XIIe siècle, conquiert lentement un pouvoir norma- til, les lois sont rares, difficilement appliquées et elles portent non pas mu le fond du droit, mais sur l’organisation du royaume, spécialement l’organisation de la justice et de la défense lato sensu (sécurité intérieure et extérieure). Par ailleurs, ces lois ne se présentent pas comme l’expression de la volonté de changer telle ou telle chose, mais comme l’expression d’une nécessité de restaurer ce qui ne fonctionne pas convenablement. Il est fréquemment question, dans les ordonnances et les édits royaux des XVe et XVIe siècles, de la « réformation », et le plus souvent de celle de la justice.
La réformation n’a pas le sens volontariste de la réforme, qui consiste à produire des règles nouvelles. Au contraire, la réformation se présente comme l’exigence de remettre dans une forme ancienne, originaire et donc bonne, ce qui a été corrompu et abîmé par le temps.
Il y a toujours l’idée que ce qui est passé est mieux et qu’il faut changer pour retrouver l’excellence originelle de l’institution ou de la règle. Les lois du roi ne se présentent donc pas comme le moyen de façonner un ordre nouveau, mais comme celui de restaurer un ordre ancien et immuable, et finalement de faire en sorte que la règle légale permette de proposer un meilleur « reflet » de l’ordre établi.
Mais par-delà ces justifications, il y a une réalité : lorsqu’on légifère, bien que l’on prétende poursuivre le but de ne pas innover mais de restaurer, on change la règle pour l’avenir et l’on doit disposer d’une certaine volonté et d’une certaine autorité pour le faire. Tout se passe comme si le moyen trouvé pour refléter un ordre préexistant consistait ni plus ni moins à façonner un ordre nouveau.
C’est ce paradoxe qui a conduit à la transformation radicale de la fonction de la loi pendant les deux derniers siècles de la monarchie. Lorsque le roi parvient à asseoir son pouvoir législatif, la réformation-restauration devient un prétexte pour une réformation-instauration. L’instauration dont il est question est Celle de l’Etat moderne, volontariste, dont héritera la Révolution sans amendement