La loi nouvelle régit seule, en principe, l’avenir
Une loi nouvelle entre en vigueur; elle s’applique aux faits et actes postérieurs à sa publication. C’est ce que l’on nomme l’effet immédiat de la loi nouvelle.
Mais cette notion est difficile à utiliser, car les faits et les actes de la vie juridique sont souvent complexes. Un plus ou moins long laps de temps peut, en effet, être nécessaire à la réunion des éléments de leur constitution ainsi pour acquérir la propriété d’un bien par prescription, il faut avoir possédé ce bien pendant un délai plus ou moins long, trente ans par exemple ou à la réalisation de leurs effets c’est le cas, notamment, des devoirs et des droits créés par le mariage ou des droits et obligations procédant d’un contrat successif (supra, n° 280), tel le contrat de bail.
Supposons qu’avant la réunion des éléments nécessaires à la constitution d’un droit, la législation change, que, par exemple, le législateur modifie la durée de la prescription. Appliquera-t-on la loi nouvelle, bien que certains éléments aient déjà été réalisés dans le passé ?
Supposons encore qu’en cours de réalisation des effets d’une situation légale ou d’un contrat, une loi nouvelle intervienne, que, par exemple, en cours de mariage, une loi modifie les effets de celui-ci, ou, en cours de bail le législateur établisse une nouvelle réglementation des obligations du bailleur. Faut-il tenir compte de la loi nouvelle ? A dire vrai, ce n’est pas la rétroactivité qui est ici en cause; il est certain qu’on ne revient pas sur les effets déjà réalisés des actes et situations juridiques : le problème est de savoir si la loi ancienne survivra à son abrogation pour continuer à régir les effets futurs de faits ou d’actes antérieurs.
Quel est, dans ces diverses hypothèses, l’effet d’une loi nouvelle entrant en vigueur au cours des périodes envisagées ? Face à l’insuffisance des directives du code civil, il revenait à la jurisprudence de faire œuvre créatrice. Elle s’y est employée avec sagesse et pragmatisme, s’inspirant des grandes constructions doctrinales sans pour autant s’enfermer dans celles-ci. On rappellera donc chacune de ces constructions, avant d’en dégager toutes les virtualités.
Théorie classique
D’inspiration libérale, elle a prétendu résoudre la question du conflit de lois dans le temps par une distinction entre les droits acquis d’où son nom et les simples expectatives. Alors que la loi nouvelle ne pourrait, sans rétroactivité, porter atteinte aux premiers, elle pourrait au contraire modifier ou supprimer les secondes.
Par un arrêt du 20 février 1917, la chambre civile a appliqué ce critère à l’action en recherche de paternité naturelle et décidé que l’article 340 du code civil (réd. 1804) qui prohibait, sauf dans un cas particulier (l’enlèvement), la recherche de paternité ne constituait pour le père naturel qu’une simple expectative et ne lui avait pas fait « acquérir pour toujours le droit de se soustraire à la constatation du lien l’unissant à son enfant ». L’enfant né antérieurement à l’entrée en vigueur de la loi nouvelle pouvait donc agir en recherche de paternité sur le fondement de celle-ci. A l’inverse, par un arrêt des Chambres réunies rendu le 13 janvier 1932, la Cour de cassation a décidé que le congé-préavis donné par le bailleur à son locataire, conformément à la loi alors en vigueur, constituait au bénéfice du premier un « droit régulièrement acquis (…) sous l’empire de la loi antérieure ». Partant, la loi nouvelle ne lui était pas applicable.
La distinction ainsi consacrée a, en général, été critiquée par la doctrine moderne. On lui a objecté qu’elle était insuffisante et mal fondée. Insuffisante : alors que le droit acquis serait celui qui est entré dans notre patrimoine et dont un tiers ne peut nous priver, la simple expectative pourrait être anéantie par la volonté d’un tiers. Faite pour les droits patrimoniaux, la formule est difficile à transposer dans le domaine des droits extra-patrimoniaux et notamment dans celui du droit de la famille. Aussi bien a-t-on souligné que le raisonnement en termes de droits acquis se réduisait souvent à une véritable pétition de principe, l’interprète baptisant la situation en cause de droit acquis ou de simple expectative selon le résultat qu’il veut atteindre. Mal fondée, car un particulier ne saurait avoir, pour l’avenir, des droits acquis à l’encontre de la loi. Reflet de l’individualisme libéral du xixe siècle, la théorie des droits acquis pose la question du conflit de lois en termes de défense des droits subjectifs contre le droit objectif. Or une telle analyse procède d’une vision inexacte des rapports entre les deux notions. Le droit subjectif n’existe pas, en effet, en tant que tel, mais uniquement dans la mesure où le droit objectif le consacre. Dès lors, la vraie question n’est pas celle de la protection de tel ou tel droit subjectif, mais celle du conflit de compétence entre la loi ancienne et la loi nouvelle.
Théorie moderne
On comprend, dans ces conditions, que la plupart des auteurs se soient ralliés à la théorie moderne élaborée par le doyen Roubier. Délaissant la notion de droit acquis, celui-ci raisonne à partir du concept de situation juridique, état de droit susceptible de modifications (ex. : état d’époux, d’enfant légitime, de propriétaire, de créancier, etc.). Selon lui, la loi nouvelle marque une coupure dans le temps : alors que le passé demeure régi par la loi ancienne, l’avenir l’est par la loi nouvelle. Partant, pour les situations juridiques qui font problème, c’est-à-dire celles qui se sont constituées avant le changement de législation mais qui prolongent leurs effets au-delà de celui-ci (situation en cours), il convient de procéder à la distinction suivante : la loi nouvelle ne peut pas revenir sur les conditions dans lesquelles ces situations se sont constituées ni modifier les effets qu’elles ont déjà sortis (principe de non-rétroactivité de la loi nouvelle). En revanche, elle s’empare de ces mêmes situations pour leur faire produire, à compter de son entrée en vigueur, des conséquences éventuellement différentes (principe de l’effet immédiat de la loi nouvelle). Il en va toutefois autrement pour les situations contractuelles qui restent en principe régies, même pour l’avenir, par la loi sous l’empire de laquelle elles ont été créées (principe de la survie de la loi ancienne).
Combinaison des théories par la jurisprudence
La jurisprudence n’est pas restée insensible à ces analyses, soumettant « les conditions de validité et les effets passés » à la loi ancienne et « les effets à venir des situations non contractuelles en cours » à la loi nouvelle. Et elle a affirmé le principe de survie de la loi ancienne pour les situations contractuelles en cours. En d’autres termes, si la théorie classique et la théorie moderne conduisent à des résultats voisins en ce qui concerne la constitution des situations juridiques et les effets des situations contractuelles, il n’en va pas de même pour les effets des situations extra-contractuelles.
Constitution des situations juridiques
Lorsque la loi nouvelle modifie les conditions de réalisation d’un fait ou d’un acte juridique, on s’accorde généralement sur ce que la régularité de la situation qui en résulte doit être appréciée conformément à la loi contemporaine de leur accomplissement. Que l’on raisonne en termes de constitution d’une situation juridique ou de droit acquis, la non-rétroactivité s’oppose à l’application de la loi nouvelle dès lors que toutes les conditions posées par la loi ancienne ont déjà été réalisées. Par exemple, si le congé-préavis échappe à l’application de la loi nouvelle, c’est parce qu’il a été régulièrement et définitivement accompli avant l’entrée en vigueur de celle-ci. Et lorsque la chambre civile a décidé qu’une légi-
timation d’enfant adultérin était nulle compte tenu de la teneur de l’article 331 du code civil (réd. L. 25 avril 1924) c’est encore parce que cet acte était définitivement réalisé avant que la loi du 5 juillet 1956 n’ait posé un principe contraire. En se prononçant autrement, la Cour de cassation aurait conféré à cette disposition une portée rétroactive, ce que seul le législateur peut faire. Celui-ci n’a, au demeurant, pas hésité ces dernières années à attribuer, à plusieurs reprises, une telle portée aux dispositions d’une loi nouvelle lorsque l’application de celle-ci permettait d’asseoir la validité d’actes nuls en vertu de la législation antérieure (v. supra, n° 443). Ainsi en a-t-il été lorsque la loi du 3 janvier 1972 a validé les reconnaissances d’enfants adultérins, jusque-là illicites, dont la nullité n’avait pas été prononcée par un jugement passé en force de chose jugée (art. 12, al. 3).
Raisonnant par analogie avec la rétroactivité in mitius qui bénéficie de plein droit aux lois pénales moins sévères (v. supra, n°442), un auteur a suggéré qu’une portée similaire devrait être accordée à toutes les lois confirmatives sans qu’il soit besoin pour cela d’une disposition transitoire spécifique. C’est oublier que le problème ne se pose pas dans les mêmes termes en droit civil et en droit pénal. A la différence du droit pénal, le droit civil résout les conflits entre deux parties : il ne peut donner raison à l’une sans donner tort à l’autre. La validation d’un acte nul n’échappe pas à cette règle : le testament validé déshérite l’héritier ab intestat. Partant, contrairement à ce qui a pu être dit, l’application rétroactive d’une loi civile, permettrait-elle de valider un acte nul, recèle une menace certaine pour la sécurité juridique. Aussi la portée rétroactive qui s’attache aux lois confirmatives ne paraît-elle pouvoir résulter, comme l’exige d’ailleurs la lettre de l’article 2 du code civil, que d’une disposition expresse du législateur.
On ajoutera que, pour résoudre les difficultés propres à la constitution d’une situation juridique, la jurisprudence n’hésite pas à faire, aujourd’hui encore, parfois référence à la notion de droit acquis; de fait, en la circonstance, celle-ci a le mérite de souligner que la constitution de la situation est, ou non, entièrement achevée.
En réalité, à ce stade, les principales difficultés procèdent non des principes, mais de leur mise en œuvre. Ainsi, on hésite parfois sur l’identification du fait créateur d’une situation juridique et, par conséquent, sur le point de savoir si cette création est antérieure ou postérieure à la loi nouvelle. Tel est le cas, par exemple, en matière de filiation : la situation d’enfant naturel ou d’enfant légitime résulte-t-elle de la naissance ou de la preuve qui en est officiellement fournie ? Quoique formulée en termes de droits acquis, la solution jurisprudentielle implique que la situation juridique de l’enfant n’est créée qu’au moment où sa filiation est prouvée. En conséquence, si les modes de preuve recevables sont modifiés par une loi postérieure à la naissance, les enfants nés antérieurement peuvent s’en prévaloir dès lors qu’ils sont encore dans les délais requis pour agir. Une solution comparable a été adoptée à l’occasion de l’octroi de droits alimentaires aux enfants adultérins par la loi du 15 juillet 1955. Elle figure aussi dans la loi du 3 janvier 1972 sur la filiation (art. 12, al. 1er). Mais l’existence de délais assez courts étant de nature à rendre illusoire l’application de la loi nouvelle aux enfants nés avant son entrée en vigueur, les dispositions transitoires de la loi de 1972 ont été, en la matière, modifiées et complétées par les lois des 5 juillet 1973 et 15 novembre 1976.
Modification des conséquences d’une situation extra-contractuelle
Peu sensible dans l’hypothèse précédente, la différence entre théorie classique et théorie moderne est, au contraire, éclatante lorsque la loi nouvelle modifie les conséquences d’une situation juridique extra-contractuelle (ex. : contenu de la propriété, effets du mariage, de la filiation, etc.). Entendue à la lettre, la théorie des droits acquis impliquerait que la loi nouvelle s’applique uniquement aux situations juridiques nées postérieurement à son entrée en vigueur à l’exclusion des situations en cours. Ainsi, titulaire d’un droit qui est définitivement entré dans son patrimoine, le propriétaire ne saurait supporter les restrictions qu’une loi postérieure à la date d’acquisition de son droit viendrait apporter à l’exercice de celui-ci. Il en résulterait un système juridique complexe, à strates multiples, où chacun vivrait avec le droit de sa génération. Rendant sinon impossible, du moins très difficile toute véritable transformation de la législation, une telle solution ne saurait évidemment être retenue. Aussi bien la jurisprudence ne l’a-t-elle jamais consacrée. Même lorsqu’elle se réfère à la théorie des droits acquis, il lui arrive précisément de rappeler que « toute loi nouvelle régit, en principe, même les situations établies ou les rapports formés dès avant sa promulgation ». Mieux, elle n’a pas hésité à qualifier la propriété de simple expectative afin de rendre une loi nouvelle immédiatement applicable à des droits nés antérieurement à son entrée en vigueur.
Evitant le recours à de tels artifices, la théorie de Roubier présente, de ce point de vue, une supériorité certaine.
Effets des contrats conclus antérieurement à la loi nouvelle
Si la loi nouvelle s’applique, en principe, de manière immédiate aux effets futurs des situations en cours, il est traditionnellement dérogé à cette règle pour les effets des contrats conclus antérieurement à son entrée en vigueur. Ceux-ci restent régis par la loi ancienne. Il y a alors, dit-on, survie de la loi ancienne.
Posée sous le couvert de la théorie des droits acquis dès le xixe siècle, cette solution a été ultérieurement maintenue en fonction de l’idée suivant laquelle « les effets d’un contrat sont régis par la loi en vigueur à l’époque où il a été passé ».
Les raisons de cette solution sont multiples :
La règle de l’effet immédiat de la loi nouvelle s’explique essentiellement par le souci d’assurer l’unité de la législation. Or celui-ci est moins pressant en matière contractuelle : le principe de la liberté contractuelle encourage le pluralisme juridique et confère à la réalité contractuelle une physionomie extrêmement variée (v. supra, n° 282). Le contrat est « le moyen par lequel la diversité pénètre dans le monde juridique ».
L’application de la loi ancienne répond à la volonté de sauvegarder la sécurité juridique. Or les considérations propres à celle-ci sont, en matière contractuelle, particulièrement pressantes : le contrat repose sur la volonté des parties, laquelle s’est exprimée en contemplation d’un certain état du droit positif. Dès lors, soumettre le contrat à la loi nouvelle, ce serait modifier les bases sur la foi desquelles les parties ont édifié leur accord, ce serait risquer de rompre l’équilibre de celui-ci et par là même ruiner son fondement : peut-être l’une ou l’autre des parties se serait-elle dérobée devant la conclusion d’un contrat présentant les traits que lui confère la loi nouvelle ?
Il ne faudrait pourtant pas commettre un contresens : décider que le contrat échappe en principe à la loi nouvelle ne signifie en aucune façon une quelconque supériorité de l’un sur l’autre. La force obligatoire ne vient pas, en effet, de la promesse mais de la valeur attribuée à la promesse. La loi ne s’incorpore pas au contrat, elle le régit. C’est dire qu’il sera toujours possible au législateur et même au juge de déclarer qu’une loi nouvelle est immédiatement applicable au contrat en cours.
Application immédiate aux contrats en cours en vertu de la loi Le législateur contemporain ne s’est, au demeurant, pas privé d’exercer cette faculté. Les dispositions transitoires dérogeant en matière contractuelle au principe de la survie de la loi ancienne sont, en effet, nombreuses et s’accompagnent de mesures variées qui permettent la mise en harmonie des contrats existants avec la loi nouvelle (réfection du contrat par amputation de clauses, par substitution de clauses, ou par les parties dans un délai fixé par le législateur…). Aussi bien, certains auteurs ont-ils cru discerner dans cette floraison de dispositions transitoires les prémisses d’un abandon du principe de la survie de la loi ancienne. L’analyse ne convainc pas. Si le législateur prend la peine d’édicter des mesures transitoires, c’est précisément parce qu’en la circonstance, les principes du droit commun transitoire ne lui conviennent pas. Dès lors, il paraît quelque peu artificiel de déduire de telles mesures une remise en cause du principe. Aussi bien la jurisprudence ne paraît-elle pas prête à renoncer à la règle de la survie de la loi ancienne. Censurant les décisions des juges du fond qui méconnaissent ce principe, la Cour de cassation l’a réaffirmé en précisant qu’il devait être respecté « lorsqu’aucune raison ne commande d’y déroger ». Rien ne saurait mieux attester de son caractère de principe.
Application immédiate aux contrats en cours en vertu de la jurisprudence
Ne reposant, à la différence de la non-rétroactivité, sur aucun texte de portée générale, le principe de la survie de la loi ancienne peut être écarté par le juge, dès lors que les raisons qui le fondent font, dans telles ou telles circonstances, défaut.
Il en va tout d’abord ainsi lorsque la loi nouvelle exprime un intérêt social tellement impérieux que la stabilité des conventions ne saurait y faire échec. Le seul fait que la loi nouvelle soit impérative au sens de l’article 6 du code civil ne saurait suffire à attester de l’existence d’un tel intérêt. Ainsi le statut des agents commerciaux, bien qu’impératif, n’a pas été jugé applicable aux contrats en cours. En revanche, il a été décidé que les textes prévoyant le cours forcé et édictant par voie de conséquence la nullité des clauses de paiement en or ou en monnaie étrangère étaient d’application immédiate. C’est donc au coup par coup, pour chaque disposition, que l’interprète devra rechercher si les intérêts qu’elle défend sont si essentiels qu’ils justifient son application immédiate. Délicate, cette démarche ne paraît pourtant pas impraticable.
Refusant l’appel à la notion d’ordre public, Roubier considérait que les effets d’un contrat en cours peuvent être saisis par la loi nouvelle chaque fois que celle-ci établit ou modifie un statut légal dont le contrat n’est que la condition. Et l’éminent auteur de citer le contrat de travail. Il est permis de douter du caractère décisif de cette considération. Même si, dans une telle hypothèse, l’argument déduit de la diversité contractuelle disparaît, il n’en reste pas moins que les parties ne se sont déterminées à contracter qu’en considération des droits et obligations définis par la législation du moment. Partant, une modification de celle-ci ne paraît pouvoir leur être imposée que si les intérêts collectifs qu’elle véhicule sont d’une intensité telle qu’ils imposent son application immédiate, ce qui ramène au critère précédent.
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