La preuve du fait
Il incombe à chaque partie de prouver conformément à la loi les faits nécessaires au succès de sa prétention » (art. 9 NCPC). Cette exigence naturelle est l’expression d’une nécessaire collaboration avec le juge, de la part de celui qui s’adresse à lui. Mais il convient aussitôt d’observer que, même en dehors de tout procès, il incombe à celui qui se prévaut d’une situation de rapporter la preuve des faits qui lui servent de support.
Encore convient-il d’observer qu’au principe ainsi formulé (A), il convient d’apporter des exceptions, sous forme de présomptions (B).
Le principe
Les éléments de fait, c’est-à-dire les faits, les actes et les situations juridiques, doivent être prouvés. En effet, leur qualification de « juridique » implique que le droit ou la volonté des personnes attachent à leur existence des conséquences juridiques. Pour se prévaloir de ces conséquences, obtenir, par exemple, une exécution ou une réparation, il est donc nécessaire que la partie démontre cette base que constitue l’élément de fait. Le fait est ainsi par principe objet de preuve. L’allégation qu’avance une partie au soutien de sa prétention est constituée de faits construits, articulés les uns aux autres : l’allégation est un «complexe de faits» (Motulsky). Pour désigner l’objet de preuve, il faut donc décomposer cette construction et désigner chacun des faits simples qui la composent. Par exemple, la partie qui demande réparation, parce qu’elle a été victime d’un accident, se prévaut d’une situation complexe, composée de nombreux éléments exprès ou implicites : existence de l’accident, réalité du dommage, fait que l’adversaire est l’auteur de l’accident, fait que le dommage a été causé par l’accident, etc.. Dans un procès, si seul le fait est objet de preuve, il est donc fréquent que de nombreux éléments de fait doivent être prouvés.
C’est pourquoi le principe selon lequel tout élément de fait doit être prouvé ne peut que s’accompagner des critères qui en délimitent le domaine, pour éviter l’obligation de devoir prouver à l’infini tous les faits qui concourent à une situation. Ne sont en réalité objet de preuve que les faits pertinents, concluants, contestés, contestables.
Nécessité d’un fait pertinent et concluant
Les exigences d’un caractère pertinent et concluant sont très proches et relèvent de la même idée. En effet, il convient, dans un souci d’économie qui doit aussi animer le système juridique, de ne désigner comme objet de preuve qu’un fait dont il est utile qu’il soit prouvé. Il doit donc être pertinent, c’est-à-dire être en rapport avec le litige, et concluant, c’est-à- dire avoir une incidence sur la solution judiciaire à venir. En effet, il est inutile de concevoir la preuve d’un fait si le résultat de cette recherche est indifférent à la décision. Ce sera le cas si le fait n’a aucun rapport avec le litige ou s’il n’est pas de nature à entraîner une réaction, dans un sens ou dans un autre, de la part du juge. L’article 9 précité du NCPC se réfère précisément à cette exigence d’efficacité. Par exemple, le défendeur à une action en recherche de paternité naturelle peut échapper à une telle prétention en prouvant l’inconduite notoire de la mère. Si le défendeur se propose seulement de prouver la liaison de la mère, son offre de preuve n’est pas pertinente. car l’on estime qu’une liaison avec un unique amant ne constitue pas une inconduite notoire. L’offre pèche alors par défaut. Mais elle peut aussi pécher par excès, et l’offre n’est pas pertinente si le fait concerné est déjà suffisamment prouvé.
Le juge du fond est souverain pour apprécier la pertinence de l’offre de preuve concernant un fait particulier, sauf pour la Cour de cassation à censurer un juge du fond qui aurait rejeté une telle offre, alors que la démonstration aurait abouti à des conséquences juridiques contraignantes pour lui.
Nécessité d’un fait contesté et contestable
S’ajoutant à l’exigence d’un fait pertinent et concluant, l’exigence d’un fait contesté et contestable a persisté jusqu’à une époque récente. Si elle subsiste au sujet du caractère contestable, elle a été remise en cause quant à la nécessité d’une contestation.
Longtemps, par souci d’économie, mais aussi parce que les parties ont la maîtrise des éléments de fait dans le procès (supra, n° 483), un fait n’était un objet de preuve que s’il était l’objet d’une contestation. Il fallait en effet qu’il y ait un point de divergence dans la reconstitution du fait ou la portée qu’il faut lui accorder, selon les allégations des différentes parties, pour qu’il devienne objet de preuve à la charge de celui qui s’en prévaut. Cela permet de limiter heureusement le domaine des faits objet de preuve. En effet, en remontant la chaîne des causalités entre tous les faits concourant à la réalisation de la situation juridique, on serait tenté d’affirmer que tous les faits sont pertinents. Mais ne sont généralement contestés que quelques-uns d’entre eux, ce qui rend le dialogue probatoire matériellement possible et efficace. Observons cependant qu’en 1991, la Cour de cassation a décidé que les juges du fond ne sont pas tenus de considérer que les faits allégués sont constants au seul motif qu’ils n’ont pas été expressément contestés par les autres parties.
Il ne suffit pas que le fait soit contesté, il faut encore qu’il soit contestable. Or, un fait ne sera pas contestable dans deux hypothèses : soit lorsque la loi interdit qu’il soit soumis à contestation et donc à preuve, dispense posée par l’ordre juridique pour des considérations extrinsèques par rapport au fait, soit lorsque ce dernier relève de Xévidence ou de l’impossibilité’, dispenses naturelles et intrinsèques par rapport au fait.
Il peut ainsi, en premier lieu, arriver que le fait ne soit pas contestable, non par lui-même, mais parce que le législateur l’a entendu ainsi. Par exemple, avant la loi du 3 janvier 1972, il était posé que le lien de filiation entre un enfant et le mari de sa mère était, dans l’intérêt de la paix des familles, incontestable en principe (sauf cas exceptionnels de désaveu). Ce type de présomption, de nature irréfragable, refusant toute démonstration contraire, enlève artificiellement au fait qui en est l’objet la qualité d’objet de preuve. Cet exercice normatif, qui a recours à la fiction, ne peut être que l’œuvre du législateur (infra, n° 496) et se justifie par des considérations qui ne sont jamais de nature probatoire, puisqu’il s’agit d’empêcher tout mécanisme de preuve.
La soustraction du fait comme objet de preuve lorsqu’il est évident ou impossible à prouver paraît plus naturelle. Mais Y évidence comme l’impossibilité sont des notions dont les juristes, comme les scientifiques, ont appris à se méfier.
A supposer que l’adversaire conteste un fait évident, on ne peut dire que l’évidence génère à elle seule une dispense de preuve. En effet, l’évidence ne pourra jouer que si le juge est libre de se fier à son intime conviction pour attacher des conséquences juridiques au fait qui lui est présenté, c’est-à-dire que si la preuve est, en la matière, libre (infra,nos 519 s.). Elle ne pourra, semble-t-il, pas jouer si le juge est lié par un système de preuves légales qui attache des effets probatoires automatiques et qui le lie à tels ou tels modes de preuve. Ainsi, selon les critères d’admissibilité des modes de preuve, un fait juridique évident pourra convaincre à lui seul le juge mais un acte juridique évident ne pourra être reconnu par le juge que si, par ailleurs, une preuve littérale est produite (v. infra, n° 543).
Au sujet de l’impossibilité, le fait peut être hors d’atteinte parce que les techniques de preuve sont impuissantes à découvrir la vérité de ce fait. Ainsi, on a longtemps affirmé que, la preuve d’un fait négatif étant impossible, il ne pouvait être un objet de preuve. Cela n’est pas en réalité exact, car s’il est vrai qu’il n’est pas possible de prouver « ce qui n’est pas » d’une façon directe, on peut le prouver d’une façon indirecte. En effet, en se référant aux circonstances positives qui entourent ce fait négatif, on peut prouver, par ce biais, le fait négatif qui en serait la cause ou la conséquence, ou bien prouver l’existence d’une incompatibilité entre eux : ainsi, pour prouver que la personne n’était pas dans un tel lieu, on prouvera qu’elle était dans un autre. Il est important de noter le mécanisme de preuve indirecte qui est alors utilisé : pour prouver un fait qu’on ne peut connaître directement, on prouve d’autres faits dont l’existence, d’une part, et le lien logique entre eux et le fait principal (causalité, incompatibilité, similitude, etc.), d’autre part, permettent d’estimer le fait central indirectement prouvé. Cette méthode se retrouve à l’identique dans le mécanisme de la présomption (v. infra, nos491 s. et 508).