La preuve et l’existence en droit
La preuve et l’existence
La formule latine traverse les siècles : Idem est non esse aut non probari. Sans qu’il ait été nécessaire de sombrer dans la logorrhée des droits, cette maxime inspire tout le droit de la preuve. Non point que ce qui ne peut être prouvé ne soit pas justifié, mais parce que l’autre est là, qu’il faut en tenir compte, que le droit est coexistence des libertés. Qui commence ? Qui continue ? Les alouettes entrent en contestation. Où dégager leur miroir? Ou, plutôt, s’en dégager ?
La question est fondamentalement philosophique. Comment mesurer l’écart entre ce que l’on prétend à partir de ce que l’on a pensé, ressenti, supporté … et ce qui a existé ? Toute la philosophie contemporaine s’engouffre dans cette problématique, sans que probablement la démarche philosophique sur l’essence et l’être, l’être et le temps, le temps et l’existence puisse faciliter l’inlassable investigation du sujet de droit, du juge ou du législateur.
Ce qui rend particulièrement sensible la réflexion en cause, c’est précisément l’analyse des relations entre le droit et l’existence, parce que le droit, par quelque côté rudimentaire, est fatalement conduit à ramener l’essence à l’existence, au risque de se trouver plus ou moins insatisfait. Mystère de la preuve, certes, mais pas seulement du fait de l’imperfection de ses instruments de connaissance, mais parce que, plus peut-être qu’ailleurs dans le droit, les questions de preuve ne peuvent être indifférentes et à l’écoulement du temps, et aux imperfections de l’entendement humain, surtout à la recherche du temps perdu et recréé.
La preuve et la vérité
A quelle vérité s’attache le droit, dans ses principes, ses règles, sa réalisation? Beaucoup d’obstacles empêchent la pleine satisfaction d’un objectif de vérité d’autant plus qu’il s’agit habituellement d’établir l’existence d’un acte ou d’un événement passé. Sans doute peut-on dans nombre de situations se prémunir contre les incertitudes au moyen d’une preuve préconstituée. Mais, même en pareil cas, les précautions humaines ne sont pas toujours suffisantes, en dehors de tout procès ou dans le cadre procédural.
Il paraît manichéen d’opposer le procès pénal, tourné vers la vérité, et le procès civil, tourné vers la sécurité. En réalité, s’il est vrai que le procès civil est organisé le plus souvent pour que le juge tranche un conflit d’intérêts privés, la matière n’est pas dénuée de considérations d’intérêt général et d’ordre public, qui supportent mal un tel sacrifice. D’ailleurs, il n’est pas socialement souhaitable que, pour satisfaire la sécurité, la vérité soit négligée. Dès lors, tout procès tend, pour que le juge puisse appliquer la règle de droit adéquate, à mettre en lumière la vérité des faits et la réalité des droits. tout en déjouant le mensonge, et l’on a pu relever que le juge se tourne d’instinct, dans un désir d’équité, vers ce qui lui paraît être la vérité.
Non que le juriste ne sache qu’en la matière, comme en tant d’autres, la vérité est une chose relative et qu’en toutes hypothèses, la reconstitution ne peut que tendre vers la transparence la plus parfaite possible par rapport à la réalité, sans que jamais il puisse y avoir coïncidence entre la réalité et sa reconstitution. En droit comme ailleurs, et plus qu’ailleurs, la vérité est relative. Elle n’en constitue pas moins un objectif. Sa préoccupation explique le développement considérable des mesures d’instruction et notamment de la technique des expertises.
Les procédures pénales, administratives et civiles se rejoignent peu à peu, sur le principe selon lequel on ne peut bien juger que si l’on connaît le mieux possible les faits à propos desquels il convient d’appliquer la règle de droit. Ainsi, l’aptitude technique du droit, à travers les preuves, à tendre vers la vérité est une condition du bien-jugé. Cette conception tient une place de plus en plus grande dans le procès civil, comme l’atteste l’insertion dans le code civil (art. 10, al. 1er), par l’effet de la loi du 5 juillet 1972, de la règle selon laquelle chacun est tenu d’apporter son concours à la justice en vue de la manifestation de la vérité (sur l’incidence en matière de charge de la preuve, v. infra, n° 511). Néanmoins, le droit positif se garde de donner une place trop radicale à cette considération, car il n’est pas toujours bon que la vérité puisse se traduire juridiquement, ce qui a été longtemps le cas en matière de filiation. Ainsi donc, l’objectif de vérité est posé, même si tout ne lui est pas sacrifié. Doit aussi être concurremment préservée la sécurité, qui reste nécessairement un objectif, ce qui explique la primauté persistante de la preuve préconstituée, sous la forme d’un écrit (sur la preuve littérale, v. infra, nos 524 s., 543 s.). Mais il est parfois difficile, en droit positif, de faire la part entre ces deux exigences de vérité et de sécurité.
Il convient au demeurant d’observer que l’évolution des sciences et des techniques a contribué à l’obtention de plus de certitudes que par le passé (biologie, électronique), ce qui tend à la modification profonde de certains secteurs du droit de la preuve.
La preuve et la volonté
Les personnes, physiques ou morales, disposent d’une grande liberté dans l’aménagement des règles applicables. Le système probatoire n’est pas d’ordre public, sauf exceptions, notamment en matière d’état des personnes. Il relève du pouvoir de la volonté individuelle. Dès lors les parties peuvent tout aussi bien aménager les règles légales que renoncer à leur bénéfice.
La liberté des conventions sur la preuve est paradoxalement conservée par le droit, alors qu’on aurait pu penser que les nouveaux objectifs reconnus, tels la vérité, et la nouvelle distribution des tâches, impliquant un rôle accru du juge, auraient soustrait à l’emprise des parties le système probatoire. Les règles de preuve ne sont pas d’ordre public. Cette liberté contractuelle qui permet aux parties de s’affranchir des règles légales est un moyen, par des initiatives privées, de prendre en compte les progrès techniques, notamment informatiques, en leur accordant inter partes une validité que leur nient les textes. La Cour de cassation a ainsi admis que les parties au contrat puissent accorder valeur probatoire au document, pourtant dénué de toute signature, résultant d’une transaction relative à l’utilisation d’une carte bancaire de paiement, dès lors que le client avait composé son code confidentiel. Il apparaît alors que paradoxalement ce sont les règles de l’administration de la preuve, telles qu’on les trouve dans le nouveau code de procédure civile, notamment quant au respect d’une discussion contradictoire, qui sont d’ordre public, alors que ne le sont pas les mécanismes mêmes des preuves, tels qu’on les trouve dans le code civil. Non seulement, cela permet les conventions sur la charge et sur l’admissibilité de la preuve, ou sur la force probante d’un acte, mais cela interdit au juge de relever d’office une violation d’un texte en la matière ou de retenir un moyen évoqué pour la première fois devant la Cour de cassation.
On mesure donc l’état du droit positif comme celui d’un système resté fidèle aux principes classiques, mais cherchant dans un équilibre difficile à atteindre, voire à conserver, à intégrer les changements techniques. On peut penser qu’il devrait le faire davantage, tant il est vrai que le système de la preuve, par nature, doit s’efforcer de prendre en considération les faits, événements et situations qu’il doit retranscrire. Il conviendrait de mieux apprécier la liberté contractuelle qui doit rester aux parties, plus soucieuses de sécurité que de vérité, dans un système dominé de plus en plus par le juge.
La preuve et le juge
La preuve n’a été conçue comme un pur mécanisme destiné à dévoiler la vérité qu’en matière pénale. L’enjeu probatoire en la matière est de reconstituer le plus fidèlement possible, par tous les moyens légalement admis, les faits qui donnent lieu à poursuite et le rôle des différents acteurs. Dans un procès civil, l’optique est traditionnellement tout à fait différente. En effet, la preuve est le moyen pour une partie d’assurer l’efficacité du droit dont elle se prévaut. Ainsi, pour se ménager la possibilité d’une exécution forcée, les parties au contrat prennent soin de rédiger un écrit, signé. Sans cet acte instrumentaire, leurs droits respectifs nés de l’accord ne pourront, en principe, être invoqués efficacement en justice. Dès lors, les mécanismes de preuve en matière civile visent à sauvegarder la sécurité des particuliers. Cela est d’autant plus nécessaire que, dans ce système, le juge n’intervient pas pour aider une partie désireuse de rapporter la preuve de son droit.
La neutralité du juge est une notion qui a été particulièrement mise en lumière par Bartin à propos des preuves. Elle signifie, non que le juge est impartial, car ce serait lui faire injure que d’en douter, mais que le juge est inactif dans la recherche des preuves. Ainsi, seules les parties au procès, par leurs propres moyens, et sans s’aider l’une l’autre, tentent de rapporter la preuve de leurs affirmations. Il n’en faut pas moins souligner que si, à une certaine époque, l’expression de neutralité du juge a pu être satisfaisante, il n’en va plus de même aujourd’hui car le mouvement de réforme des diverses procédures a porté à augmenter les pouvoirs du juge, y compris au moyen des mesures d’instruction qu’il peut ordonner, quitte à accroître corrélativement le principe de contradiction.