Le processus d’application de droit
Plan
II n’est pas étonnant que le problème de l’application du droit constitue, en lui-même, une singulière énigme. Le constat de l’écart entre théorie et pratique attire plus l’attention que par le passé). Il oblige à porter successivement le regard du côté de la légalité, puis du côté des comportements des sujets de droit.
La question de l’application
Règles de droit et comportements de fait entre la règle de droit et la réalité de fait à laquelle elle s’applique, la distinction est nécessaire, mais malaisée.
plus répandue, le droit ne se réduit pas aux seules règles de droit; on estime opportun d’y inclure les comportements des individus conformes au droit, car ils en font partie intégrante. Il arrive d’ailleurs que la transition soit particulièrement délicate : ainsi en est-il lorsque des modèles de comportement ne sont pas fixés a priori par le droit, mais découlent des pratiques suivies habituellement par un groupe, voire par un individu déterminé (v. supra, n° 205).
Même si l’on retient une définition extensive du domaine du droit, il subsiste une distinction essentielle de la règle de droit et du fait auquel cette règle est destinée. Et une réflexion sur le rôle du droit implique une analyse de l’adéquation de la règle au fait. Une vue réaliste des choses du droit conduit à s’interroger aussi sur la distance variable qui peut exister entre le droit et le fait.
Facteurs de distanciation
Parmi les nombreuses causes de l’écart qui existe entre le droit et le fait, les unes tiennent principalement au droit, les autres s’expliquent davantage par le fait.
Du côté du droit, plusieurs constatations s’imposent. En premier lieu, le volume excessif des règles et des solutions est de nature à nuire à leur réception, car les capacités d’absorption de l’esprit humain sont limitées; de là peut résulter une mauvaise réception de la règle (supra, n° 398). En deuxième lieu, les modes d’expression de la règle peuvent nuire à sa diffusion; on s’efforce d’atténuer l’obstacle en améliorant le langage du droit (v. supra, n° 368), non sans confondre, dans la critique, la langue juridique et le jargon judiciaire. En troisième lieu, la contrainte qui accompagne souvent la règle juridique peut susciter assez naturellement un réflexe de rejet.
Plutôt du côté du fait, on signalera d’autres obstacles. Tout d’abord, l’infinie complexité du réel, dont la règle ne peut suivre toutes les nuances et les sinuosités; plus ou moins ancrés sur des catégories générales, absolues dit-on parfois, la règle ou l’agent qui applique la règle sont donc obligés, le cas échéant, de délaisser la quantité négligeable (de minimis non curât praetor, disait-on à Rome) de soumettre ce qui est accessoire au régime du principal, d’éviter une relativisation des catégories consistant à faire varier les contours de celles-ci en fonction des règles auxquelles elles servent de support. Ajoutons que le sentiment de l’obligatoire, au sens juridique de ce mot, peut varier selon le lieu, le temps ou la matière, que les pressions sociales peuvent refouler la règle au point d’entraîner une sorte d’abrogation de fait, que des courants d’opinion politiques, littéraires, etc. peuvent nuire au prestige des règles et que le comportement des intermédiaires entre les règles de droit et les sujets de droit est rarement négligeable.
Effectivité ou ineffectivité
On a parlé d’un mythe de l’adaptation du droit au fait. On a aussi tracé un programme d’exploration d’un domaine mal connu entre le droit et le fait. Dans le même temps, l’attention a été, de tous côtés, portée davantage sur l’analyse des pratiques.
L’importance et la difficulté du problème de l’application sont très évidentes, dans un climat social et juridique qui manifeste tout à la fois ce qui n’est d’ailleurs pas contradictoire un besoin de meilleure adéquation et de plus grande libéralisation, surtout dans certains domaines particulièrement imprégnés de droit.
Dans l’immense majorité des situations, l’application des règles de droit se réalise sans qu’il soit nécessaire d’avoir effectivement recours à la contrainte : l’adhésion, totale ou partielle, à l’ordre juridique ou la peur du gendarme et des ennuis expliquent généralement cette attitude et le vaste domaine de ce qui constitue l’application non contentieuse de la règle (v. infra, n° 604). L’esprit juridique est généralement plus occupé par l’analyse de l’application contentieuse ou pré- contentieuse, ou para contentieuse de la règle de droit, rendue nécessaire par la violation de la règle ou la contestation de celle-ci. Afin d’assurer l’application de la règle, le système comporte un large éventail de sanctions pénales, civiles, administratives,… et il aménage diverses procédures judiciaires (v. infra, nos 603 s.).
Malgré cette tendance profonde et ces efforts constants, l’on constate assez fréquemment, entre la règle et son application, un écart plus ou moins large ou, dit-on encore, une marge plus ou moins étendue d’inapplication effective, d’« ineffectivité » totale ou partielle. Le droit ne se réduisant pas à des normes, ou à un ensemble de normes, il est nécessaire de connaître l’accueil fait à la règle, quel que soit le degré de la contrainte attachée à celle-ci. Encore convient-il d’observer qu’une loi inappliquée (ineffective) n’est pas nécessairement une loi inutile, parce qu’elle met à la disposition des individus une technique dont ils se serviront peut-être ultérieurement. Il est d’ailleurs contraire à l’essence de l’ordre juridique de penser qu’une règle ineffective doive nécessairement être abolie. Des remarques comparables peuvent aussi être présentées au sujet des décisions de justice; pourtant, de ce côté, l’ineffectivité heurte davantage l’esprit, ce qui explique les efforts tentés avec un succès relatif pour essayer de la combattre, là où elle se manifeste.
Les fictions
L’application du droit s’opère à l’aide d’un certain nombre de techniques destinées à capter et à régir le fait considéré par l’ordre juridique. En ce sens aussi, le droit est médiation (v. supra, nos 30 s.). Nécessairement, pour assumer le réel, il opère une certaine réduction. A cet effet, il utilise des catégories juridiques à partir desquelles se réalise la qualification des données relevant du droit (supra, n°364). On observera aussi, en matière probatoire, l’importance des présomptions, c’est-à-dire des « conséquences que la loi ou le magistrat tire d’un fait connu à un fait inconnu » (v. infra, nos 491 s., 582 s.).
Les fictions servent aussi à assurer l’application du droit, création de l’esprit humain, au réel ondoyant et divers. C’est un « artifice de technique juridique … consistant à supposer un fait ou une situation différents de la réalité en vue de produire un effet de droit ». Exemple : « dans toute disposition entre vifs ou testamentaire, les conditions impossibles, celles qui seront contraires aux lois ou aux mœurs, seront réputées non écrites » (art. 900 c. civ.). Elles sont réputées non écrites, alors qu’elles sont bel et bien écrites. A l’aide de cette fiction, le législateur vise à maintenir l’acte qui les contient, mais en l’amputant, en faisant comme si les conditions écrites ne l’avaient pas été. Autre sens au mot fiction : « Idée, concept doctrinal imaginé en vue d’expliquer une situation, un mécanisme ». Ainsi, pour expliquer que les héritiers assument les dettes de la succession, s’ils acceptent celle-ci, avance-t-on traditionnellement l’idée suivant laquelle ils continuent la personne du défunt; or la personnalité juridique d’un être humain s’éteint à son décès (supra, n° 325).