Le texte
Droit et langage
L’importance, dans le droit, de discours soumis aux prescriptions d’un langage que ce soit celui du législateur, du juge, du praticien ou du membre de la doctrine … se manifeste de multiples manières : il sert à exprimer la règle, il réagit sur la règle ; et, dans ces deux aspects, il remplit, en matière juridique, des fonctions qui retiennent, plus que par le passé, l’attention, que ce soit en linguistique (infra, n° 396), en philosophie ou en théorie générale du droit.
Au sujet des rapports entre droit et langage, il convient, au demeurant, de distinguer deux approches bien différentes : droit du langage et langage du droit.
Droit du langage
Du bon usage
La langue française intéresse tout naturellement le droit, car l’unité et la cohésion nationales passent, dans notre tradition, par la reconnaissance de la langue française et de son rôle, dans toutes ses composantes : orthographe, syntaxe, grammaire, etc. Très opportunément, lors de la réforme constitutionnelle opérée par la loi n° 92-554 du 25 juin 1992, il a été inséré, après le premier alinéa de l’article 2 de la Constitution de 1958, un nouvel alinéa ainsi rédigé : « La langue de la République est le français ».
Il est naturel, inévitable même, que la formation du langage résulte des usages et soit de création purement coutumière. Notre langue n’est pas codifiée : « la seule règle qui la gouverne est celle du bon usage ». A vrai dire les Lettres Patentes de 1635 pour l’établissement de l’Académie française disposaient : « La principale fonction de l’Académie sera de travailler avec tout le soin et toute la diligence possibles à donner des règles certaines à notre langue et à la rendre pure, éloquente et capable de traiter les arts et les sciences » (art. XXIV). De cela ne résulte pas une véritable autorité formatrice, si prestigieux que puisse être le Dictionnaire de l’Académie française.
Reste qu’un dictionnaire, même officiel, n’est pas un code et que, par voie de loi, de règlement, disons de texte administratif, on ne saurait sérieusement vouloir définir la langue française. Sans doute a-t-on connu dans le passé quelque réforme de l’orthographe : un arrêté du 26 février 1901 eut pour objet le traitement de l’orthographe dans les examens ou concours dépendant du Ministère de l’instruction publique comportant des épreuves d’orthographe. Il ne fut guère appliqué.
La langue de la République étant le français, il est naturel que le législateur puisse prescrire aux personnes morales de droit public comme aux personnes physiques ou morales de droit privé dans l’exercice d’une mission de service public l’usage obligatoire d’une terminologie officielle. L’article 5, alinéa 1, de la loi du 4 août 1994, relative à l’emploi de la langue française dispose, en ce sens, que les contrats auxquels ces personnes sont parties « ne peuvent contenir ni expression ni terme étrangers lorsqu’il existe une expression ou un terme français de même sens approuvés dans les conditions prévues par les dispositions réglementaires relatives à l’enrichissement de la langue française ». Toutefois pareille obligation ne saurait être imposée, sous peine de sanctions, « aux organismes et services de radiodiffusion sonore et télévisuelle, qu’ils soient publics ou privés ».
Si, en dehors de ce domaine, et s’agissant de la langue courante utilisée dans les relations privées, l’emploi de la langue française peut être, dans certaines conditions, obligatoire, le législateur ne peut alors interdire l’emploi éventuel d’expressions ou de termes étrangers. Semblable interventionnisme se heurte à des obstacles théoriques et pratiques. Théoriques, dans la mesure où l’obligation d’user de certains mots ou expressions définis par voie réglementaire serait contraire à la liberté de communication et d’expression proclamée à l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme Pratiques, parce que « la langue française évolue, comme toute langue vivante, en intégrant dans le vocabulaire usuel des termes de diverses sources, qu’il s’agisse d’expressions issues de langues régionales, de vocables dits populaires ou de mots étrangers ». Ainsi la langue ne dépend que de l’usage et même pas de la coutume (rappr. supra, n°205), du bon usage, indissociable de l’écoulement du temps et rebelle aux décrets et aux recommandations. On peut même estimer que, de tous les comportements sociaux (supra, n°24), la langue est un des plus rebelles à l’emprise du droit.
De l’usage de la langue française
S’il est vain de prétendre régir par des règles de droit la structure et le contenu de la langue française, il en est autrement de son usage. L’ordonnance de Villers-Cotterêts «sur le fait de la justice» a, en 1539, refoulé le latin en imposant, dans les documents de procédure et les arrêts, l’emploi de la langue française. Ce texte n’a pas été ultérieurement abrogé. Pareille volonté d’unité linguistique a persisté. Elle a même, depuis quelques décennies, été renforcée à mesure que s’est accrue la nécessaire sauvegarde de la francophonie.
Une étape importante a été franchie avec la loi du 31 décembre 1975 relative à l’emploi de la langue française, ultérieurement abrogée par la loi du 4 août 1994 (art. 24) qui a étendu et renforcé les exigences antérieures. Complétée par un décret du 3 mars 1995 et une circulaire du 19 mars 1996, cette loi dispose que, « langue de la République en vertu de la Constitution, la langue française est un élément fondamental de la personnalité et du patrimoine de la France » (art. 1er, al. 1). Elle est «la langue de l’enseignement, du travail, des échanges et des services publics» (art. 1er, al. 2). Son emploi est notamment obligatoire « dans la désignation, l’offre, la présentation, le mode d’emploi ou d’utilisation, la description de l’étendue et des conditions de garantie d’un bien, d’un produit ou d’un service, ainsi que dans les factures et quittances …» (art. 2, al. 1). Il en va de même : de « toute inscription ou annonce apposée ou faite sur la voie publique, dans un lieu ouvert au public ou dans un moyen de transport en commun et destinée à l’information du public … » (art. 3, al. 1); des «contrats auxquels une personne morale de droit public ou une personne privée exécutant une mission de service public sont parties … » (art. 5, al. 1); du contrat de travail constaté par écrit (art. L. 121-1, al. 3, c. trav., réd. L. 4 août 1994), du règlement intérieur d’une entreprise (art. L. 122-35, al. 3, c. trav., réd. L. 4 août 1994), des conventions et accords collectifs de travail et des conventions d’entreprise (art. L. 132-2-1 c. trav. réd. L. 4 août 1994). L’emploi du français est aussi obligatoire « dans l’ensemble des émissions et des messages publicitaires des organismes et services de radiodiffusion sonore ou télévisuelle, quel que soit leur mode de diffusion ou de distribution, à l’exception des œuvres cinématographiques et audiovisuelles en version originale » (L. 30 sept. 1986, relative à la liberté de communication, art. 20-1, al. 1, réd. L. 4 août 1994).
La défense de la langue française ne se pose pas seulement par rapport aux langues étrangères, mais aussi par rapport aux langues régionales ou minoritaires. Ayant à se prononcer sur la conformité à notre Constitution suivant laquelle « la langue de la République est le français » (art. 2) de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, le Conseil constitutionnel a décidé que cette Charte, en ce qu’elle confère « des droits spécifiques à des “groupes” de locuteurs de langues régionales ou minoritaires, à l’intérieur de “territoires” dans lesquels ces langues sont pratiquées, porte atteinte aux principes constitutionnels d’indivisibilité de la République, d’égalité devant la loi et d’unicité du peuple français »; le Conseil constitutionnel a aussi décidé que les dispositions concernées étaient contraires à l’article 2 de la Constitution « en ce qu’elles tendent à reconnaître un droit à pratiquer une langue autre que le français non seulement dans la “vie privée” mais également dans la “vie publique”, à laquelle la Charte rattache la justice et les autorités administratives et services publics ».
Langage du droit
Généralités
Traditionnellement, on reproche à la langue du droit d’être obscure, désuète, archaïque. La satire de la justice et des robins a alimenté ce courant critique.
L’on comprend aisément que des efforts aient été déployés pour lutter contre le mal ainsi dénoncé. La loi des 16-24 avril 1790 dispose, en ce sens : « Les lois civiles seront revues et réformées par les législateurs et il sera fait un code général des lois simples, claires et appropriées à la Constitution ».
C’est surtout depuis une vingtaine d’années « qu’a été rouvert le procès du langage juridique auquel on reproche, comme autrefois, son archaïsme, sa technicité, sa lourdeur et son obscurité ». Des souhaits ont été exprimés en haut lieu. En 1973, une « commission de modernisation du langage judiciaire » a été instituée auprès de la Chancellerie. Plusieurs circulaires sont résultées de ses travaux, spécialement une circulaire du 15 septembre 1977 relative à la modernisation du vocabulaire judiciaire. Force est de constater que si, souvent, les résultats atteints n’ont pas répondu à toutes les espérances, ce n’est pas seulement du fait de la résistance du milieu juridique, mais aussi parce que la matière du droit impose un certain recul par rapport au langage profane, faute de quoi l’expression du juridique en termes élémentaires est de nature à le corrompre et à nuire à sa prévisibilité, donc à la sécurité juridique. En tout cas, mieux vaut ne pas comprendre comme en tant d’autres secteurs de la vie et par conséquent se renseigner, que croire que l’on comprend et se tromper.
Prolongeant et approfondissant ces investigations, une réflexion sur le langage du droit et sur les mots qu’il utilise est aujourd’hui le signe d’une modernisation de la démarche qui s’est déjà manifestée au sujet des mots de la loi : suivant les branches du droit, d’un texte renvoyant à un autre ou encore, quant à l’objectif de simplification du langage législatif, ses vertus et ses vices.