Les autorités administratives et autres autorités
Diversité des modes de création du droit écrit
Aux modes classiques de création des règles du droit privé (lois, ordonnances, règlements administratifs …), se sont ajoutés, surtout depuis une trentaine d’années, d’autres modes de genèse des normes écrites. Il s’agit de droit écrit en ce sens que les règles sont formulées par des autorités compétentes à cet effet; au surplus, ces règles présentent un caractère général, en ce que les solutions retenues ne concernent pas uniquement tel ou tel cas particulier.
Il ne s’agit pourtant pas de droit légiféré. De celui-ci, les règles présentement évoquées se distinguent plus ou moins, quant à la forme ou quant au fond. A vrai dire, on peut hésiter parfois à employer le terme de règles.
Traditionnelle, naturelle dans le domaine administratif, l’action de l’administration tend à se développer largement en tous domaines, y compris en droit privé, autrement que par voie de règlements administratifs (supra, nos 197 s.). On a étudié, en ce sens, « le droit administratif du droit civil »et même utilisé l’expression de « sources administratives du droit privé ». Dans cette perspective, on a notamment étudié l’importance de points d’émergence de normes très diverses.
La diversité se manifeste quant aux autorités et quant à leurs actes. De la sorte se dessine sous nos yeux un nouveau paysage du droit.
Les autorités
L’Administration
II convient de corriger ce qui précède en observant, dans le sens de la tradition, que l’Administration a eu recours depuis assez longtemps à certains des processus ici envisagés. Indépendamment des modes de création classique du droit par voie de règlements administratifs (supra, nos 197 s.), l’Administration contribue aussi à la construction du droit objectif, soit négativement en mettant de diverses manières obstacle à l’application des lois ou décisions de justice, soit positivement, spécialement par voie de circulaires ou de réponses ministérielles aux questions écrites de parlementaires.
Les autorités administratives indépendantes
La compréhension de l’état, en France, des choses du droit passe par la prise de conscience de l’importance grandissante de ce qu’il est convenu d’appeler les « autorités administratives indépendantes ». Elles sont administratives parce qu’elles ont été habilitées à prendre des mesures présentant le caractère d’actes administratifs unilatéraux. Elles sont dites indépendantes parce que, sans être dotées d’une personnalité juridique propre et tout en étant instituées dans le cadre d’action de personnes publiques existantes, elles sont soustraites au pouvoir hiérarchique, que ce soit celui du Premier ministre, du gouvernement ou des ministres. Force est de constater qu’à mesure que ces autorités ont proliféré bureaucratie aidant, les critères permettant de les reconnaître se sont, à divers égards, plus ou moins obscurcis.
Leur liste est impressionnante. On se bornera à citer les plus importantes : Commission bancaire, Commission des opérations de bourse (COB), Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL), Commission nationale des clauses abusives, Conseil de la concurrence, Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), Comité national consultatif d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé , Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS), Commission consultative du secret de la défense nationale, Commission nationale de déontologie de la sécurité, …
Les actes des autorités
Diversité
L’éventail des actes ou des documents par lesquels les administrations ou les autorités administratives indépendantes, exercent leurs fonctions est très large. Outre les autorisations, permis, visas, injonctions, sanctions, qui présentent un caractère individuel cl nous éloignent de la notion de norme, on relèvera que la participation à l’élaboration du droit peut se manifester indirectement par voie de suggestions contenues dans des rapports annuels, par exemple dans les rapports annuels de la Commission des opérations de bourse (Ord. 2H sept. 1967, art. 4, al. 3), de la CNIL (L. 6 janv. 1978, art. 23, al. 1er), de la Commission nationale des clauses abusives (L. n° 78-23 du 10 janv. 1978, art. 38, al. 2), etc.
Il est possible que telle ou telle autorité soit investie du pouvoir d’édicter des règlements. Ainsi, pour l’exécution de sa mission, la Commission des opérations de bourse peut, dans certaines conditions, prendre des règlements concernant le fonctionnement des marchés placés sous son contrôle (Ord. 28 sept. 1967, art. 4-1).
On s’en tiendra dans la suite des présents développements aux actes présentant des caractères plus spécifiques.
Circulaires administratives
Parmi les divers textes de droit écrit non légiféré, les circulaires administratives remplissent un rôle grandissant, non seulement en droit public, mais aussi en droit privé. Destinées à guider les agents publics, les fonctionnaires et les juges dans l’application des lois et des règlements, elles ont acquis une importance jugée parfois excessive et de nature à accompagner, voire à faciliter, un certain recul des sources traditionnelles du droit, y compris dans les rapports de droit privé, ce qui atteste, d’une certaine manière, le développement du « droit administratif du droit civil ». la consultation des recueils de jurisprudence montre que les juridictions judiciaires ont de plus en plus souvent à connaître de circulaires. Malgré cette progression, l’attitude du juge judiciaire demeure constante : l’instruction ministérielle ne saurait tenir lieu du règlement exigé par la loi ; simples mesures internes à l’Administration, les circulaires n’ont aucune force obligatoire; elles ne lient ni les magistrats, ni les particuliers. La jurisprudence du Conseil d’Etat est différente: elle repose, depuis 1954, sur la distinction des circulaires interprétatives, qui restent privées de toute valeur juridique et ne peuvent être ni attaquées devant la juridiction administrative, ni invoquées à l’appui d’un pourvoi, et des circulaires réglementaires qui sont, au contraire, revêtues d’une valeur juridique.
Recommandations
Inspirées de pratiques des organisations internationales, les recommandations sont des actes par lesquels une autorité invite leurs destinataires à se comporter d’une certaine manière, mais sans que ces suggestions soient généralement assortie, d’une force contraignante, de jure. Cela ne saurait cependant conduire à sous-estimer leur portée de facto, voire de jure, si l’autorité administrative dispose, le cas échéant, du pouvoir de recourir aussi à de» mesures plus contraignantes.
Ainsi en est-il des recommandations de la COB, et elles sont nombreuses. La Commission nationale des clauses abusives « recoin mande la suppression ou la modification des clauses qui présentent un caractère abusif. Le ministre chargé de la consommation peut, soit d’office, soit à la demande de la commission, rendre publiques ces recommandations, qui ne peuvent contenir aucune indication de nature à permettre l’identification de situations individuelles » (L. n’ 78-23 du 10 janv. 1978, art. 38, al. 1er). Disposant d’un large pou voir d’édiction de règlements ou de décisions, la CNIL peut aussi émettre des recommandations. A vrai dire, ce pouvoir n’apparaît qu’incidemment à l’article 22, alinéa 2, de la loi du 6 janvier 1978 : « Sont tenus à la disposition du public, dans les conditions fixées par décret, les décisions, avis ou recommandations de la commission dont la connaissance est utile à l’application ou à l’interprétation de la présente loi ». Et la CNIL ne s’est pas privée du pouvoir d’en édicter. Sur les recommandations patronales, v. infra, n° 250.
Réponses ministérielles et rescrits
Les réponses des ministres aux questions écrites que peuvent leur poser les parlementaires, non seulement afin de connaître l’orientation de leur action, mais aussi en vue d’être éclairés sur l’interprétation des lois ou des décrets, ont pris, surtout depuis quelques années, une importance grandissante.
Généralement émises « sous réserve de l’appréciation souveraine des tribunaux», les réponses ministérielles ont une grande portée, spécialement auprès des professionnels. Elles attestent l’importance croissante de la bureaucratie dans la vie juridique, parce qu’il peut être souvent plus rapide d’obtenir une réponse de bureaucrate qu’une solution de juge et parce que l’influence des bureaux dans la genèse du droit légiféré lois ou décrets dissuade les particuliers de résister à l’administration, notamment en matière fiscale .
Ces réponses ministérielles rappellent les rescrits par lesquels les empereurs romains répondaient aux demandes de consultations juridiques qui leur étaient présentées. Or l’idée a, plus récemment, pris une importance nouvelle, de sorte qu’on a pu parler d’une « résurgence du rescrit », cet acte étant un « avis émanant d’une autorité consultée par une personne privée ou un organisme public sur l’interprétation ou l’application d’une norme ».
Ainsi la loi du 8 juillet 1987 et l’instruction du 16 décembre 1988 (,irt. L. 64 B et L. 80 B LPF) ont entraîné l’instauration du rescrit fiscal permettant au contribuable d’obtenir à l’avance l’accord de l’Administration des impôts sur une situation fiscale dont les conséquences, une fois acceptées, ne peuvent plus être remises en cause par l’administration fiscale3. Dans la même ligne, par un règlement n° 90-07 homologué par arrêté du ministre de l’économie et des finances du 5 juillet 1990, la COB a admis que, «consultée par écrit préalablement à la réalisation d’une opération et sur une question relative à l’interprétation de ses règlements », elle pouvait rendre, par rescrit, un avis précisant si l’opération projetée n’est pas contraire à ses règlements, l’accord ainsi donné mettant l’intéressé à l’abri.
D’autres démarches ou d’autres actes peuvent être rapprochés de ces rescrits fiscaux ou financiers. Ils peuvent en différer quant à la portée des avis émis et quant aux autorités dont ils émanent. Tous attestent le désir de lutter contre une insécurité juridique grandissante.
Autres autorités
Les règlements intérieurs. La déontologie professionnelle
Ils peuvent concerner des institutions publiques ou des institutions privées.
Les assemblées parlementaires fonctionnent en application, non seulement de la Constitution, mais aussi de leurs règlements, qui comportent maintes dispositions. De l’article 61 de la Constitution de 1958, il résulte que les règlements des assemblées parlementaires « doivent être soumis au Conseil constitutionnel qui se prononce sur leur conformité à la Constitution ».
Il existe aussi des règlements intérieurs au sein de groupements privés. On signalera le règlement intérieur d’entreprise, acte de réglementation privée dont la nature juridique a suscité des hésitations et des fluctuations. Dans une première analyse, on a retenu l’idée d’une adhésion au moins tacite du salarié, ce qui privilégiait la référence contractuelle. A quoi l’on a objecté que le chef d’entreprise est bien plus qu’un simple cocontractant, car il serait « le législateur naturel de la société professionnelle parce qu’il a besoin pour fonctionner d’en coordonner les éléments et assurer le bien commun du groupement »3. Cette analyse a été consacrée par la Cour de cassation en 1991, qui a affirmé le caractère d’acte réglementaire de droit privé du règlement intérieur. Ultérieurement la Cour de cassation a encore décidé que le règlement intérieur était « un acte juridique de droit privé et que la juridiction judiciaire de droit commun avait compétence pour connaître d’une action principale en annulation d’une ou plusieurs clauses de ce règlement». Pourtant, le Conseil d’Etat a reconnu la compétence des tribunaux de l’ordre administratif pour apprécier la validité des décisions prises par l’inspecteur du travail, le directeur général de l’emploi ou le ministre de tutelle.
En droit des associations et surtout des sociétés, les statuts pré-
- V. aussi les art. 17, al. 2, et 23, al. 2, de l’ord. n° 58-1067 du 7 nov. 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, ainsi que l’ord. n° 58-1100 du 17 nov. 1958 modifiée relative au fonctionnement des assemblées parlementaires.
- B. Soinne, L’analyse juridique du règlement intérieur d’entreprise, Paris, 1970; G. Lyon- Caen, Du nouveau sur le règlement intérieur et la discipline dans l’entreprise, D. 1983, chron. 7 s. ; J. Moreau, Règlement intérieur d’entreprise, sécurité et libertés individuelles, Mil anges Drago, 1996, p. 447 s.
- P. Durand et R. Jaussaud, Traité de droit du travail, t. I, 1947, n° 119, p. 151.
- Soc. 25 sept. 1991, Bull. civ. V, n° 381, D. 1991, Inf. rap. 241, Dr. social 1992, p. 24, note J. Savatier.
sentent des caractères qui les rapprochent de certains règlements 1 ; des observations comparables peuvent être présentées au sujet des règlements intérieurs de ces groupements.
Entre les règlements des institutions publiques et ceux des institutions privées, une place doit être faite aux normes de déontologie que les organisations professionnelles, officielles ou non, peuvent établir à l’intention de leurs membres : codes des diligences normales, codes des devoirs et intérêts professionnels, codes de déontologie3, par exemple le code de déontologie médicale (décr. 6 sept. 1995).
Les conventions collectives.
Au point où l’on en arrive, on est tenté de ne pas discerner d’autorité autre que celle qui s’attache à un accord de volontés. C’est dire que le mot n’est pratiquement plus utilisé alors dans le sens retenu jusqu’à présent. Il faut pourtant y regarder de plus près. La réflexion nécessaire a porté surtout sur la convention collective. On la voit se développer aujourd’hui au sujet du plan.
a) La convention collective de travail se présente comme un contrat passé entre quelques individus, mais dont les clauses seront obligatoires pour tout un ensemble d’autres individus. Ce sont des conventions ayant pour objet l’aménagement des conditions d’emploi et de travail des salariés et leurs garanties sociales (art. L. 131-1 s., R.
132-1 s., c. trav.). L’originalité de la convention collective se manifeste surtout dans l’hypothèse de son extension par voie administrative (art. L. 133-1 s.,c. trav.). En effet, à condition qu’ils aient été négociés et conclus dans certaines conditions, les dispositions de la convention de branche ou d’un accord professionnel ou interprofessionnel peuvent être rendues obligatoires pour tous les salariés et employeurs compris dans le champ d’application de ladite convention ou dudit accord (art. L. 133-8, al. 1er, c. trav.).
Il n’est donc pas étonnant que l’on ait été conduit à s’interroger sur la place de la convention collective dans la hiérarchie des normes par rapport au droit international et au droit interne, par rapport aux lois, aux usages, aux contrats. L’analyse de la convention collective de travail en droit international répond d’ailleurs à cette interrogation : « L’originalité principale de la convention collective n’est-elle pas que l’accord autonome des partenaires sociaux suffise par lui-même (certes parce que la loi le veut ou l’accepte) à créer des règles qui sont matériellement des lois, règles impersonnelles, générales, permanentes ? Un processus contractuel, de droit subjectif, donne vie à des règles de droit objectif : dissociation de la forme et du fond, a-t-on dit, puisque la règle de droit objectif ne naît pas de sa source “naturelle”, l’autorité publique ou étatique, effet qui dépasse la cause ».
b) Dans l’économie issue de la Deuxième Guerre mondiale, l’importance du Plan a manifesté l’influence nécessaire de l’économie sur le droit. D’où le rôle dévolu, non sans vicissitudes, au Commissariat au Plan. D’où le passage facilité de l’économie dirigée à l’économie planifiée. Dans tout ce contexte quelque peu affecté c’est le moins qu’on puisse dire par le développement de l’Europe communautaire, le concept de plan s’est surtout affirmé dans le cadre des relations de droit public, fussent-elles celles du droit public économique. Pourtant, en tant qu’il est, plus encore que le contrat, un procédé de prévision et d’anticipation, le concept de plan s’est aussi développé, non sans regard fréquent des autorités publiques, dans les rapports de droit privé : plans de redressement des entreprises en difficulté ou des débiteurs en état de surendettement, plans sociaux, plans d’épargne ou de sécurité, plans de formation, de transmission, de financement et d’amortissement, plans pour l’égalité professionnelle. La volonté de l’État, qui n’est pas ignorée, ne suffit pourtant pas; il faut que s’y ajoutent des volontés particulières, par acte juridique, voire juridictionnel.