Les autorités doctrinales
A mesure que se développe la connaissance du phénomène juridique, tout un chacun ne répugne pas à avoir spécialement en France son opinion sur le droit, sur telle branche ou telle règle de droit. Mais la perception de cet ensemble d’opinions ne suffit pas, si l’on veut comprendre en quoi consiste la doctrine et quel est son rôle.
Notion de doctrine
Définition
Traditionnellement, on entend par doctrine les opinions émises sur le droit par des personnes qui ont pour fonction de l’étudier (professeurs, magistrats, avocats…) Le vocabulaire juridique de l’Association Henri Capitant, rédigé sous la direction du doyen Cornu, retient en première ligne la définition suivante : « Opinion communément professée par ceux qui enseignent le Droit (communis opinio doctorum), ou même ceux qui, sans enseigner, écrivent sur le Droit. En ce sens doctrine s’oppose à jurisprudence ». Elle ne présente aucunement le caractère d’une « entité » (v. infra, n° 241).
Le terme de doctrine peut cependant être aussi utilisé pour désigner une opinion exprimée sur une question particulière. C’est ainsi qu’en droit international public, on fait état de la doctrine de Monroë (sur la doctrine Matter, v. supra, n° 163).
De nos jours, la notion même de doctrine suscite une plus grande perplexité que par le passé, spécialement quant à la détermination des personnes ayant pour fonction d’étudier le droit. A cet égard, le développement du syndicalisme a favorisé, à côté de la doctrine universitaire et non sans interférences d’ailleurs, l’émergence de doctrines de type syndical. Le phénomène est constaté en droit rural, en raison du rôle des syndicats agricoles. Il est manifeste en droit social : on peut, à ce sujet, parler d’une doctrine syndicale, plus ou moins « engagée ».
A l’extrême, chacun peut être tenté, s’il est curieux, d’avoir sa propre doctrine. En tout cas, pour être membre de celle-ci, il n’est pas nécessaire d’être docteur en droit.
Manifestations
La doctrine se manifeste de multiples manières : par des traités, des manuels, des précis, des chroniques, des commentaires d’arrêt, qui lui permettent de présenter ses systèmes et ses théories, ses approbations, ses critiques, ses propositions, ses opinions.
Les uns sont des ouvrages scolaires, destinés aux étudiants et a l’enseignement du droit. D’autres sont des ouvrages de pratique, exposant de façon claire et méthodique les solutions du droit positif. D’autres, enfin, les ouvrages de doctrine proprement dits, se placent a un point de vue scientifique; ils ne se contentent pas d’exposer les règles légales ou les décisions de jurisprudence, ils les analysent, les commentent, les soumettent à la critique de leur observation ou de leur raisonnement, les confrontent avec les besoins sociaux, avec les enseignements de l’histoire, de la sociologie ou du droit compare : ce sont surtout ces ouvrages qui peuvent servir d’appui ou de guide au juge ou au législateur.
Doctrine classique
Elle comprend les ouvrages publiés presque jusqu’à la fin du xixe siècle. Ils suivent les tendances libérales, individualistes de 1804. Leur méthode consiste avant tout, en se servant des procédés logiques de raisonnement, à faire l’exégèse des articles du code, d’où l’appellation d’Ecole de l’Exégèse, puis à en extraire les principes généraux, qui permettront d’en élargir l’application. On ne doute pas de la vérité absolue de ces principes; on ne consent guère a les confronter avec la vie pratique et on est ordinairement peu critique à l’égard du code civil. En général, on se préoccupe peu de ce qui est décidé au Palais, si ce n’est pour critiquer les jugements lorsque ceux-ci s’éloignent des principes affirmés par l’Ecole
La doctrine classique nous a laissé des commentaires du code civil souvent très développés. Leur présentation même traduit la fidélité au code : celui-ci est suivi, soit article par article (Troplong), soit du moins dans l’ordre général des textes (Toullier, Demolombe, Laurent ), Il convient de faire une place à part à Aubry et Rau, dont le Cours ilr Droit civil, paru de 1838 à 1847, a été l’ouvrage le plus célèbre du siècle, celui d’ailleurs qui a eu le plus d’influence sur la jurisprudence tout en continuant à faire du droit civil une interprétation du code en ce sens que les auteurs sont partis des textes du code pour en dégager des théories, sans promouvoir une recherche scientifique libérée du texte, l’œuvre s’évade du cadre légal, son plan suit la logique cl non plus les seules divisions du code.
Doctrine moderne
Les ouvrages publiés au xxe siècle n’ont plus manifesté le même respect pour le code et la lettre de ses articles, la même rigueur dans les raisonnements logiques; ils se sont préoccupés de faire œuvre plus vivante, plus près de la réalité : ils ont eu le souci de ne pas faire de théorie pure et de ne pas méconnaître les besoins de la pratique. Ils se sont davantage attachés à la critique des institutions du code, à leur origine historique; ils ont fait appel largement à la sociologie, à l’économie et au droit comparé . Et surtout, ils ont pris comme objet de leur exposé et de leur étude non seulement la loi, mais son interprétation par les juges, la jurisprudence. Un genre juridique nouveau s’est donc développé : le commentaire des décisions de justice, on dit plus volontiers la note d’arrêt, dont la méthode a été en premier lieu illustrée par Labbé au siècle dernier . Depuis lors, le genre a évolué.
Et l’on a pris conscience d’une relative originalité de la doctrine en fonction de l’objet des divers secteurs de la pensée juridique. En outre un intérêt doctrinal des plus précieux a porté des auteurs de notre temps à l’étude du passé doctrinal et de ce qu’il nous apprend en expérience et finesse d’analyse, un passé de nature à permettre de comprendre l’avenir. Tandis que le présent doctrinal suit et oriente le cours du temps, notamment d’édition en réédition.
Rôle de la doctrine
La doctrine n’est pas une source du droit
On pourrait concevoir un système juridique dans lequel des avis de la doctrine ont force île loi. Ainsi des empereurs romains avaient décidé que les opinions de certains jurisconsultes, émises dans leurs consultations ou dans leurs livres, s’imposaient aux juges. Mais une telle pratique est des plus rares dans un pays où il y a des lois ou une jurisprudence établie par des juges permanents. De nos jours, il n’est pas douteux que la doctrine n’est pas une source de droit. Cela signifie que l’opinion d’un auteur, quelle que soit son autorité, ne s’impose en rien au juge; il en est ainsi, aussi bien d’une opinion isolée, émise soit abstraitement et d’avance dans un ouvrage, soit concrètement dans une consultation, que d’une doctrine unanime. Si le juge se rallie à une opinion doctrinale, il ne peut se borner à la citer; il doit s’approprier tout le raisonnement ayant conduit à la solution consacrée.
La doctrine est une autorité
Si la doctrine n’est pas une source du droit, elle exerce cependant un rôle très important de clarification et de mise en ordre. Sans elle, le droit ne serait qu’un amas de règles et de décisions qui constituerait souvent un fouillis inextricable. Cette mise en ordre relève, en elle-même, de la recherche scientifique, ce que, dans l’opinion des autres communautés scientifiques, on aurait parfois tendance à oublier. Même si la doctrine n’est pas unanime en telle ou telle matière, sur tel ou tel point de droit, même si, en son sein, se développent des controverses mieux encore : parce que la diversité des opinions qu’elle exprime est un facteur indispensable du progrès du droit et de la libre recherche scientifique, en d’autres termes parce qu’elle ne saurait être une entité au service de quelque politique, son rôle d’autant plus irremplaçable qu’on peut à la limite imaginer un système juridique sans lois ou sans coutume ou sans jurisprudence, mais qu’on ne peut imaginer un système juridique sans doctrine, car c’est elle qui fait prendre aux autres composantes du droit conscience de leur propre existence.
La doctrine peut guider la jurisprudence : une opinion doctrinale, surtout s’il s’agit d’une doctrine concordante et récente, est susceptible d’être, pour le juge, un élément de décision parmi d’autres, que ce soit du fait d’un ouvrage, d’un commentaire d’arrêt, voire d’une consultation rédigée à l’occasion d’un procès. On peut même dire que certaines jurisprudences sont principalement dues à des auteurs qui, par leurs travaux, par la systématisation des décisions judiciaires, ont guidé les tribunaux; ainsi Soleilles et Josserand ont exercé une influence majeure sur la formation de la jurisprudence relative à la responsabilité du fait des choses (art. 1384, al. 1er).
La doctrine peut aussi exercer une influence sur le législateur. Les auteurs ne se bornent pas à commenter les lois et les décisions de jurisprudence en expliquant leur sens, leur portée, leurs conditions d’application; ils portent aussi sur elles un jugement de valeur, en appréciant les moyens techniques employés, les résultats pratiques donnés par la loi ou une jurisprudence. Par cette critique, et en s’inspirant du droit comparé et de l’histoire, la doctrine peut proposer des réformes apportant ainsi une contribution précieuse. A plus forte raison en est-il ainsi lorsqu’il lui est demandé de rédiger des projets de réforme. C’est ainsi que l’influence du doyen Carbonnier a été très importante dans le mouvement de rénovation du droit civil français qui s’est développé depuis les années 1960. On ajoutera, au sujet de la rédaction des textes, que l’influence de la doctrine se manifeste aussi dans la perspective de l’harmonisation ou de l’unification internationales des droits.
La doctrine contribue en outre puissamment à la formation du droit dans la mesure où, par ses réflexions et ses constructions, elle dégage des principes consacrés ensuite par le législateur ou la jurisprudence (v. infra, n251s.). Dans certains domaines ou à certaines époques, elle a exercé une influence considérable, par exemple, droit international privé, dans la genèse et la persistance d’un droit savant.
Il est d’autant plus salubre de mettre la doctrine en garde contre certaines déviations, qu’elle exerce un rôle important, en tant (l’autorité, dans la construction du droit positif. Bien au-delà de la question dogmatique de savoir si la doctrine est ou n’est pas une source du droit, il est clair que sans elle les autres « sources » n’auraient pas conscience de leur existence. Par la richesse et la créativité de ses prévisions sans cesse actualisées, elle remplit une tâche irremplaçable et sans doute de plus en plus difficile, n’en déplaise à ceux de ses membres qui croient faire œuvre originale en se transformant en ses détracteurs .