Les personnes morales
Personnalité juridique et personnalité morale
La personnalité juridique étant l’aptitude à être titulaire actif et passif de droits (supra, n° 315), on pourrait être tenté, surtout dans une vision purement individualiste du droit, de considérer que seuls des individus peuvent être dotés de la personnalité juridique, qu’il n’y a donc que des personnes physiques.
Cette coïncidence est contredite par le droit positif. Les systèmes juridiques reconnaissent, de diverses manières, à des entités l’aptitude à participer en tant que telles à la vie juridique.
Il est même des corps de règles dont l’ordonnancement repose sur les seuls groupements d’individus et sur les relations entretenues entre ces groupements. Les discussions suscitées par la place de l’individu en droit international public sont à ce propos des plus éclairantes. Ce droit régissant les rapports entre Etats ou entités internationales, on se demande depuis longtemps si l’individu est, en tant que tel, un sujet du droit international public, si ce droit lui fait une place, en tant que personne, étant évidemment observé que l’homme est, au moins dans la civilisation d’Occident, considéré comme la fin de tout Droit. Force est alors d’observer qu’en l’état actuel du droit international public, encore si incomplet et imparfait, une dissociation doit être retenue : en tant qu’il est le destinataire du système, l’individu peut être considéré comme un sujet de ce droit, mais il n’est que de manière exceptionnelle investi en tant que tel de compétences internationales. Celles-ci ne sont reconnues qu’à des groupements d’individus, à des collectivités, généralement étatiques, dotées de la personnalité juridique.
Ailleurs, coexistent des personnes physiques et des personnes morales. Celles-ci sont des groupements dotés, sous certaines condi-
tions, d’une personnalité juridique plus ou moins complète : Etat, collectivités territoriales, établissements publics, sociétés, associations, syndicats, …
On évoquera successivement leur existence et leur régime juridique.
Existence des personnes morales
La controverse doctrinale
Autant la reconnaissance de la personnalité juridique des personnes physiques ne suscite plus, dans son principe même, de controverse, tant elle semble conforme à la nature, autant celle des groupements a suscité des discussions.
On se bornera ici à résumer les diverses positions. D’une manière radicale, on nie l’existence de groupements dotés de la personnalité juridique, en se fondant, non seulement sur le caractère artificiel de la construction de la personnalité morale, mais aussi sur son inutilité, les résultats qu’elle permet d’atteindre pouvant l’être au moyen d’autres techniques : contrats collectifs, propriétés collectives. Cette position négatrice est abandonnée en droit français, d’abord parce que le droit vit de constructions abstraites, ensuite parce que le concept de personne morale permet de dépasser la somme des intérêts individuels que manifestent les personnes physiques, même réunies.
La véritable controverse a opposé les partisans de la théorie de la fiction aux partisans de la théorie de la réalité des personnes morales. Les partisans de la première théorie ont soutenu que la personnalité morale accordée à des groupements est le résultat d’un artifice, les personnes morales étant des créations de pure technique. La personnalité morale est une fiction juridique. Seule la loi peut, soutient-on, user de ce procédé; seule elle peut, par une disposition expresse, accorder, à son gré d’ailleurs, la personnalité morale à un groupement.
A l’encontre de cette théorie, un mouvement s’est produit au xixe siècle, lié à la persistance ou à la renaissance de la prise en considération d’intérêts collectifs. D’où le développement de la théorie de la réalité des personnes morales, certaines entités étant suffisamment réelles pour être considérées comme des sujets de droit. Par rapport à la théorie de la fiction, cette thèse est radicalement inverse, quelle que soit la sorte de réalité retenue : intérêts collectifs, volonté collective («conscience collective»), organisation collective. Ainsi a-t-il été objecté aux partisans de la fiction que, lorsque le législateur veut atteindre un but supposé licite, il n’a pas, a priori, besoin d’user du procédé de la fiction; que le recours à celle-ci entraîne une interprétation restrictive qui n’est pas sans inconvénients; qu’il est dangereux que l’octroi de la personnalité juridique à un groupement soit subordonné à une décision de l’autorité publique. D’ailleurs pourquoi l’Etat aurait-il seul le pouvoir de créer des fictions?
Solutions du droit positif
Le code civil ne consacre aucun chapitre, et jusqu’en 1978, ne consacrait même expressément aucun article, à la personnalité morale. Cette attitude traduisait, en 1804, une réaction contre les pratiques de l’Ancien régime et une méfiance envers les groupements de toutes sortes qui avaient autrefois ébranlé l’autorité de l’Etat et étroitement limité la liberté individuelle. Pourtant l’individualisme ne pouvait être poussé à l’extrême. On ne pouvait, de manière absolue, méconnaître l’existence d’intérêts collectifs.
D’ailleurs, en droit public, la personnalité de l’Etat n’a jamais été niée, pas plus que celle de certaines collectivités publiques : les départements et les communes. Ces diverses entités sont dotées de la personnalité juridique. Il faut en dire autant des territoires d’outre-mer, des régions ou des établissements publics. Reste qu’en droit public, l’idée de fiction, en tant que support de la personnalité juridique, paraît bien l’emporter.
En droit privé, il arrive souvent que le législateur se prononce en matière de personnalité morale, soit pour l’affirmer (ex. : syndicat des copropriétaires, L. 10 juil. 1965, art. 14, al. 1er) ou la dénier (ex. : L. 23 déc. 1988, art. 7-1, fonds communs de placement; L. 23 déc. 1988, art. 34, fonds communs de créances; v. aussi art. 1871, al. 1er, c. civ., au sujet des sociétés en participation), soit pour fixer nettement le moment où le groupement jouit de la personnalité morale (ex. : art. 1842, al. 1er, c. civ., sociétés civiles; L. n. 66-537 du 24 juil. 1966, art. 5, al. 1er, sociétés commerciales; L. 23 juil. 1987, art. 18, al. 2, fondations). Mais il n’en demeure pas moins que la théorie de la réalité des personnes morales a été, en droit privé, consacrée par la jurisprudence, au sujet des comités d’établissement : « La personnalité civile n’est pas une création de la loi;… elle appartient, en principe, à tout groupement pourvu d’une possibilité d’expression collective pour la défense d’intérêts licites, dignes, par suite, d’être juridiquement reconnus et protégés ».
Les groupements non personnalisés
La considération de la théorie de la réalité n’entraîne pas la reconnaissance de la personnalité morale à toute espèce de groupement. Ainsi l’émergence de la personnalité morale des groupements de biens, à l’horizon des patrimoines d’affectation, demeure limitée.
Quant aux groupements de personnes dépourvus de personnalité juridique, ils sont fort nombreux. Il arrive, tout d’abord, que les membres du groupement ne souhaitent pas que celui-ci soit doté de la personnalité juridique : à certaines conditions, leur volonté sera respectée; ainsi en est-il en cas de constitution de sociétés en participation (art. 1871 c. civ.).
En outre, il existe des groupements dont le rôle est fondamental dans la vie juridique et sociale, mais qui sont pourtant dépourvus de la personnalité juridique. Ainsi en est-il de la famille qui, entendue largement ou étroitement, est dépourvue, en droit français, de la personnalité juridique, ce qui n’exclut pourtant pas que des biens tels les souvenirs de famille lui soient, de quelque manière, rattachés.
L’entreprise
L’évolution économique a favorisé le développement de la notion d’entreprise. Celle-ci apparaît comme un ensemble groupant des biens et des hommes qui fournissent leur travail. Cet ensemble est orienté vers un but déterminé, à savoir la production pour le marché de certains biens ou l’offre de certains services, ainsi que la réalisation de profits.
L’assimilation classique de l’entrepreneur et de l’entreprise a empêché l’apparition d’une notion juridique d’entreprise suffisamment nette et cohérente, tenant compte, à côté des éléments matériels, des éléments humains qui composent cette unité économique et sociale.
Au sein de l’entreprise, considérée s’il est possible comme une notion juridique, il n’y a pas seulement des capitaux apportés par l’entrepreneur; il n’y a pas seulement des dirigeants d’entreprise, qui, souvent, se confondent avec les apporteurs de capitaux; il y a aussi, quel qu’en soit le nombre, les salariés de l’entreprise, son personnel, c’est-à-dire une collectivité qui a pris de plus en plus d’importance à mesure que se sont accrus les droits de tous ces salariés. Toute l’évolution du droit social a consisté à accroître les avantages et le rôle de ceux-ci dans le capital et la vie de l’entreprise.
Au-delà de l’intérêt des créanciers et des salariés, c’est l’intérêt général qui a exercé de plus en plus d’influence en la matière, qu’il s’agisse d’entreprises prospères ou d’entreprises en difficulté. Mais le mouvement n’a pas abouti à la reconnaissance de la personnalité morale aux entreprises en tant que telles, c’est-à-dire en tant qu’elles reposent sur la coopération du capital très souvent manifesté par l’intermédiaire de sociétés dotées, quant à elles, de la personnalité morale (sociétés anonymes, sociétés à responsabilité limitée …) et du travail.
L’humanité, titulaire de droits? Les générations futures
A mesure que, dans la ligne de la philosophie des droits de l’homme, se sont développées les proclamations, les déclarations, les lois, bref les garanties, à mesure aussi que se sont réalisées de prodigieuses découvertes, l’espèce humaine a appelé, en tant que telle, en tant qu’elle est l’humanité, la reconnaissance de ses droits. D’où l’affirmation, à diverses reprises, d’un patrimoine commun de l’humanité : dans le domaine maritime ou spatial, dans celui de la culture ou de l’hérédité biologique … D’où l’importance grandissante attachée à la notion de crime contre l’humanité. Et, s’il n’existe « aucune disposition ni aucun principe à valeur constitutionnelle consacrant la protection du patrimoine génétique de l’humanité » un nouvel article 16-4 du code civil, issu de la loi n° 94-653 du 29 juillet 1994, dispose notamment que « nul ne peut porter atteinte à l’intégrité de l’espèce humaine » (al. 1) et que « toute pratique eugénique tendant à l’organisation de la sélection des personnes est interdite » (al. 2).
Alors, le juriste est conduit à penser que les questions posées dépassent un droit axé sur la personne humaine envisagée individuellement et que cet anthropomorphisme doit s’effacer devant une compréhension élargie à l’échelle de l’humanité perçue comme le sujet de droit par excellence. Pourtant, c’est toujours de la personne
humaine qu’il s’agit, même en termes de devenir de l’espèce, fût-ce en un temps où l’aventure spatiale porte à nouveau à s’interroger sur l’existence d’autres espèces humaines (?) que la nôtre dans les galaxies.
L’élargissement de l’angle de vision conduit aussi, dans le temps (infra, n°436), à considérer les générations futures (protection de l’environnement, du patrimoine culturel, etc.).
Traitement juridique des personnes morales
Personnalité et capacité
Le groupement est considéré comme ayant une personnalité juridique distincte de celle des divers membres qui le composent.
A la différence des personnes physiques pour lesquelles la capacité de jouissance est la règle, les groupements n’ont pas tous la même capacité. Les sociétés ont une personnalité et une capacité complètes du point de vue patrimonial. Il en est de même des syndicats et des groupements d’intérêt économique. Quant aux associations, il faut distinguer. Les associations simplement déclarées n’ont qu’une capacité juridique restreinte : elles peuvent agir en justice, recevoir des dons manuels ainsi que des dons des établissements d’utilité publique, acquérir à titre onéreux, posséder et administrer les cotisations de leurs membres, les locaux destinés à leur administration et les immeubles strictement nécessaires à leur but (L. 1er juil. 1901, art. 6). Les associations qui ont obtenu la reconnaissance d’utilité publique ont une capacité étendue; toutefois, elles ne peuvent acquérir d’autres immeubles que ceux nécessaires au but qu’elles se proposent (L. 1er juil. 1901, art. 11). Quant aux fondations, elles ne jouissent de la capacité juridique qu’à compter de l’entrée en vigueur du décret leur accordant la reconnaissance d’utilité publique (L. 23 juil. 1987, art. 18).
L’aptitude des personnes morales à jouir de certains droits est limitée par le principe de la spécialité des personnes morales. Alors qu’une personne physique dirige son activité juridique à son gré, sous réserve des règles relatives à l’exercice des professions, une personne morale est créée pour l’exercice d’une activité déterminée, la personnalité lui étant reconnue par rapport à un but particulier : elle doit se spécialiser dans son activité juridique; elle ne doit accomplir que les actes juridiques correspondant à son objet. Ainsi une personne morale publique ne peut recevoir des libéralités lui imposant des charges ne relevant pas de son objet. Une société ou une association doivent limiter leur activité à l’objet indiqué dans les statuts. Elles peuvent, il est vrai, à certaines conditions, définir cet objet de manière fort large ou le modifier.
Identification des personnes morales
Les personnes morales doivent pouvoir être identifiées. Aussi ont-elles presque toujours une désignation, tout comme les personnes physiques ont un nom. Ainsi les associations ont-elles un titre, les sociétés une dénomination sociale. Le nom de la personne morale est cependant très différent de celui de la personne physique; il n’exprime pas un rapport de famille. C’est pourquoi la personne morale peut, en principe, le choisir librement, à condition d’éviter des confusions préjudiciables; elle peut aussi le modifier facilement, sous réserve, le cas échéant, d’exigences de publicité.
Il est indispensable de situer les intérêts d’une personne morale en un lieu déterminé, qui joue pour elle le rôle d’un domicile. Pour les personnes morales de droit privé, ce lieu sera en principe celui du siège social. Ce siège n’est jamais qu’un domicile « d’élection », en ce qu’il est déterminé par les statuts. Mais il doit correspondre, comme le domicile des personnes physiques, au lieu du principal établissement, celui-ci n’étant pas nécessairement le lieu de l’exploitation, mais plutôt le centre de l’activité juridique, financière et administrative de la personne morale.