Preuve libre et progrès de la preuve
Progrès de la preuve et loyauté
Qu’il y ait ou non limitation légale des modes de preuve, encore faut-il que soit respecté un principe de loyauté. Cette exigence, que l’on observera au sujet du procès (infra, n° 654), existe aussi en matière de preuve, extrajudiciaire aussi bien que judiciaire. Dans le conflit qui oppose alors deux intérêts, sinon deux droits subjectifs droit de rapporter la preuve de ce qu’on avance et droit pour celui qui détient éventuellement la preuve d’obtenir qu’elle ne soit pas acquise de manière déloyale (atteinte à la vie privée, aux secrets, etc.) le second constitue la limite du premier. Le droit comparé révèle que les systèmes procéduraux peuvent être plus ou moins exigeants et interventionnistes (inquisitoriaux). Ainsi, aux termes de l’article 11, alinéa 2, du NCPC, « si une partie détient un élément de preuve, le juge peut, à la requête de l’autre partie, lui enjoindre de le produire, au besoin à peine d’astreinte … ».
Des progrès de la technique ont conduit à s’interroger sur l’usage de certains procédés permettant de reproduire des images ou des paroles. En les examinant, on mesure que le progrès technique sert des ambitions de fidélité de reproduction, mais aussi engendre des dangers nouveaux, notamment par le risque d’atteinte aux droits de la personne. Le droit fait ainsi la part des choses : la photographie peut être un mode de preuve, mais son existence a justifié que soit consacré un nouveau droit de la personnalité, le droit à l’image, qui protège la personne contre la prise à son insu et l’utilisation abusive de son image (supra, n° 350). Dans le même ordre d’idées constitue un mode de preuve illicite l’enregistrement par l’employeur, quels qu’en soient les motifs, d’images ou de paroles à l’insu des salariés pendant le temps de travail. Plus largement, il a été affirmé par la Cour de cassation que « les principes généraux du droit prohibent la recherche de la vérité par n’importe quel procédé et interdisent au juge d’admettre une preuve qui aurait été obtenue par un moyen frauduleux ».
A ces exigences de loyauté probatoire, on peut rattacher une règle d’origine jurisprudentielle suivant laquelle nul ne pourrait se constituer une preuve à soi-même (rappr., au sujet du commencement de preuve par écrit, l’art. 1347, al. 2, c. civ., infra, n° 554). Exprimée de manière assez générale par la Cour de cassation en 1996, cette règle semble avoir été depuis lors nuancée par la Haute juridiction de telle sorte qu’elle ne serait applicable qu’au sujet de la preuve des actes juridiques, mais non des faits juridiques.
Progrès de la preuve et progrès de la science
Les progrès scientifiques, spécialement en matière de sérologie, de biologie et de génétique ont remis en cause les relations entre la preuve juridique et la vérité scientifique. Les secousses ont été remarquées tout particulièrement en droit des personnes et de la famille. Il faut d’ailleurs observer qu’en matière d’état des personnes, qu’il s’agisse d’actes ou de faits juridiques, la liberté de la preuve est plus que contrariée. Ainsi la preuve de la naissance ou du décès doit se faire en principe à l’aide des actes de l’état civil. C’est pourtant bien au sujet de l’état des personnes qu’une évolution significative se produit sous nos yeux dans le sens d’un rapprochement entre la preuve juridique et la vérité scientifique.
Les analyses sanguines
Le droit de la filiation a été profondément affecté par les développements de la sérologie. Déjà la loi du 3 janvier 1972 réformant le droit de la filiation avait admis que la preuve de non-paternité soit rapportée par un examen comparé des sangs (art. 340-1, 3°). Mais si les juges du fond furent tentés d’admettre, par-delà le texte, une preuve positive de paternité. La Cour de cassation, s’en tenant au texte, s’y était refusée. Après quoi la loi du 8 janvier 1993, abrogeant l’article 340-1, a admis tous les modes de preuve mais subordonné l’admissibilité de la preuve à l’existence de présomptions ou indices graves (art. 323, 340, 341). En la matière la préoccupation probatoire et l’inviolabilité du corps humain se présentent de manière antagoniste.
Indépendamment de considérations propres à chaque type de filiation, on peut dans un premier temps du raisonnement tenir compte des dispositions de l’article 10 du code civil (réd. L. 5 juill. 1972) : « Chacun est tenu d’apporter son concours à la justice en vue de la manifestation de la vérité » (al. 1er)- « Celui qui, sans motif légitime, se soustrait à cette obligation lorsqu’il en a été légalement requis, peut être contraint d’y satisfaire, au besoin à peine d’astreinte ou d’amende civile, sans préjudice de dommages-intérêts » (al. 2). Encore faut-il que l’intéressé ait été légalement requis. Or, si le recours à une expertise sanguine peut, lorsque sans la solliciter, l’intéressé ne s’y est pas opposé, être ordonnée d’office par le juge , il en va autrement s’il s’y oppose. Il a, en effet, été jugé que le principe de l’inviolabilité du corps humain s’oppose à ce que le juge civil recoure à une mesure de coercition en vue de contraindre un individu à subir une atteinte directe à son corps, telle qu’une expertise sanguine.
Reste à savoir ce que le juge peut déduire d’un comportement négatif de l’intéressé. Or, sur ce point, on voit bien que la jurisprudence admet que cette attitude peut être, sur le fond, interprétée de manière défavorable à celui-ci, soit dans le cadre d’un ensemble de présomptions graves, précises et concordantes, soit même à elle seule.
Les empreintes génétiques
Plus la science réduit, en certains domaines, la part de l’inconnu, plus le droit de la preuve est, qu’on le veuille ou non, sensible à cette évolution. Ainsi en est-il au sujet des empreintes génétiques. Par de tels procédés, « l’identification des personnes atteint aujourd’hui une sûreté quasi absolue ». A diverses reprises les tribunaux ont été amenés à se prononcer au sujet d’empreintes génétiques réclamées en matière de filiation, non sans manifester à ce sujet une certaine timidité. Mais il paraît normal que, sur la voie tracée quant aux analyses sanguines, mais avec une encore plus grande certitude, des solutions positives soient retenues.
Elles doivent d’ailleurs être placées dans le cadre défini par les articles 16-10 et 16-11 du code civil tels qu’ils résultent de la loi n° 94- 653 du 29 juillet 1994 relative au respect du corps humain : « L’étude génétique des caractéristiques d’une personne ne peut être entreprise qu’à des fins médicales ou de recherche scientifique. Le consentement de la personne doit être recueilli préalablement à la réalisation de l’étude» (art. 16-10). «L’identification d’une personne par ses empreintes génétiques ne peut être recherchée que dans le cadre de mesures d’enquête ou d’instruction diligentées lors d’une procédure judiciaire ou à des fins médicales ou de recherche scientifique. En matière civile, cette identification ne peut être recherchée qu’en exécution d’une mesure d’instruction ordonnée par le juge saisi d’une action tendant soit à l’établissement ou la contestation d’un lien de filiation, soit à l’obtention ou la suppression de subsides. Le consentement de l’intéressé doit être préalablement et expressément recueilli. Lorsque l’identification est effectuée à des fins médicales ou de recherche scientifique, le consentement de la personne doit être au préalable recueilli» (art. 16-11). De ces apports législatifs est née une controverse au sujet des investigations post mortem en matière de recherche judiciaire de la paternité naturelle. Alors qu’en matière d’expertise sanguine, il avait été admis qu’on pouvait procéder à un prélèvement sanguin sur un cadavre, on a soutenu que le consentement de l’intéressé devant, en matière d’empreintes génétiques, être recueilli, il n’était pas possible de procéder à celles-ci lorsqu’il était décédé et qu’une exhumation était nécessaire. Cette opinion discutable qui aboutissait à mieux protéger le mort que le vivant n’a pas été retenu, à juste titre.