Revirements de jurisprudence
Généralités
Lorsqu’un tribunal a retenu une solution après mûre réflexion, il serait contraire au bon sens qu’il se déjuge aussitôt dans un deuxième jugement. Et si de nombreuses juridictions ont statué dans le même sens, va-t-on brusquement changer la solution ? Cela se conçoit difficilement, bien que l’on ait pu constater dans le passé des flottements singulièrement rapides de la jurisprudence.
Plus généralement, les revirements de jurisprudence suscitent une controverse d’ordre pratique autant que théorique.
Pratiquement, il convient de tenir compte de deux considérations contraires. D’un côté, il faut tenir compte d’un besoin de sécurité. Soit une jurisprudence bien établie; les justiciables en tiennent compte dans leurs relations juridiques, par exemple dans l’établissement de leurs contrats d’assurance. Modifier cette jurisprudence est de nature à créer l’insécurité juridique. D’un autre côté, un revirement de jurisprudence peut être des plus opportuns lorsqu’il apparaît qu’une solution que l’on croyait satisfaisante et qui avait pu l’être quand elle avait été précédemment consacrée a cessé de l’être et entraîne des conséquences fâcheuses.
A vrai dire, la Cour de cassation ne change pas volontiers de jurisprudence, bien que ses revirements soient plus fréquents que par le passé (supra, n° 228) En outre, il n’est pas rare que le changement de jurisprudence se réalise en plusieurs étapes, ce qui facilite les transitions. Ainsi en est-il lorsque la Cour de cassation opère le revirement à la faveur d’un arrêt de rejet, puis par voie de cassation, cas d’ouverture par cas d’ouverture. Mieux encore : s’il y a des revirements annoncés, il en est d’autres qui sont progressifs, si ce n’est invisibles. Et puis, un jour, le saut qualitatif est réalisé et le renversement s’opère . Mais cela ne permet tout de même pas d’évacuer le débat théorique.
A l’encontre des revirements de jurisprudence, on soutient que ceux-ci troublent plus les habitudes de la pratique que des réformes législatives, car celles-ci peuvent s’accompagner de dispositions de droit transitoire. La perturbation qu’ils entraînent est, poussée à l’extrême, une conséquence du caractère naturellement déclaratif de la jurisprudence 3 dû au fait que les tribunaux se prononcent nécessairement sur des données antérieures à leurs décisions. Il y a donc là une différence essentielle entre une loi rétroactive et un revirement de jurisprudence : lorsqu’elle confère un certain sens à une règle, la jurisprudence fait corps avec celle-ci. Pourtant, cette règle est censée avoir toujours eu cette signification (supra, n°228).
Mieux vaut, dès lors, rapprocher des lois interprétatives (supra, n° 443) les revirements de jurisprudence. Et cela ne permet pas encore d’éluder une objection tenant à la remise en cause de situations juridiques constituées antérieurement à la jurisprudence nouvelle. Encore convient-il d’observer que le débat a été obscurci par une conception extensive de la notion de revirement. Le mot ne doit pas, en effet, être employé à tort et à travers. Lorsqu’une pratique fait problème et qu’après des discussions plus ou moins vives, plus ou moins longues, la Cour de cassation arrête une position, il n’y a pas de revirement; simplement, la jurisprudence n’était pas fixée et désormais elle l’est, fût-ce à l’encontre d’une pratique dominante, voire unanime.
Pour que l’on puisse pleinement faire état d’un revirement, il faut supposer que la Cour de cassation abandonne non pas même une solution isolée adoptée précédemment par telle ou telle de ses chambres, mais une position qu’en termes de jurisprudence, sinon constante, du moins suffisamment établie, elle a retenue dans le passé. C’est cette situation qui suscite parfois de vives critiques, éventuellement accompagnées du souhait qu’à l’image d’un modèle de type américain, le changement de jurisprudence ne puisse, le cas échéant, produire effet que pour l’avenir1. Mais semblable solution, obérant ipso facto l’avenir, conduit sur le chemin interdit de l’arrêt de règlement (supra, n° 222).
Raisonner de la sorte, c’est surtout oublier que, dans le passé, la plupart des revirements ont été salutaires et ont manifesté le progrès du droit. En déduire qu’il n’y a pas de revirements perturbateurs, spécialement en matière contractuelle, serait évidemment excessif. Mais il ne faut pas exagérer le péril. Outre les revirements heureux, il en est qui sont finalement acceptés, la pratique, notamment celle des notaires, sachant fort bien s’adapter. A supposer que le trouble suscité par un revirement appelle un remède, qu’il s’agisse de casser une jurisprudence ou d’en canaliser les effets, rien n’interdit d’ailleurs au législa-
teur d’intervenir. Et il n’a pas manqué d’adopter cette attitude lorsque le besoin s’en fit vraiment sentir. Ajoutons qu’il peut exister des revirements espérés.
Les changements tenant aux comportements des sujets de droit
Distinction
L’homme est changeant. On l’a dit « ondoyant et divers ». Ses changements peuvent affecter le droit de deux manières : par le choix d’une nouvelle situation juridique; par le changement affectant ses droits subjectifs.
Changements de situation
Ils sont très divers. Ainsi le sujet de droit peut-il, le cas échéant, changer de nationalité, de domicile, de résidence, etc. Et le système juridique ne s’en désintéresse pas.
Par exemple, le changement de domicile suppose, d’après les articles 103 à 105 du code civil, la modification des deux éléments constitutifs du domicile d’origine : a) un élément matériel, le changement d’habitation réelle; b) un élément intentionnel, la volonté de fixer dans le lieu nouvellement choisi le principal établissement. Le premier élément, intervenant seul, aurait simplement pour effet un changement de résidence ; quant au second, à lui seul, il serait totalement inopérant.
Si, en d’autres domaines, le droit tend à stabiliser les situations, à insérer le fixe dans le mouvant, à affirmer certaines immutabilités, il lui arrive d’assouplir ses positions. Ainsi a-t-on vu reculer le principe de l’immutabilité du régime matrimonial laissant place, selon les uns, à un système d’immutabilité atténuée, selon les autres à un système de mutabilité contrôlée.
On fait encore état, en droit international privé, des « conflits mobiles» (sur les conflits de lois dans l’espace, v. supra, n°433), « toutes les fois qu’à la suite d’une modification de l’élément de rattachement sur lequel se fonde la désignation de la loi applicable à une situation juridique prolongeant ses effets dans le temps, cette dernière est susceptible d’être soumise successivement à deux lois différentes ». par exemple en cas de déplacement d’un bien mobilier.
Changements affectant les droits subjectifs
Ils sont nombreux et peuvent concerner l’existence même, l’objet, les caractères ou les titulaires des droits subjectifs. On se bornera à quelques indications relatives à la transmission et à l’extinction des droits subjectifs.
Transmission des droits subjectifs
II s’agit, par hypothèse, des droits patrimoniaux, les droits extra-patrimoniaux étant, en principe, intransmissibles (v. supra, n° 3 51 ).
Les divers modes de transmission
Ces modes font l’objet de deux classifications selon que l’on considère l’étendue ou l’époque de la transmission.
Modes de transmission universels, à titre universel ou à titre particulier. Parmi les modes de transmission des droits patrimoniaux, on distingue :
Les modes universels, faits ou actes qui transmettent à une personne l’ensemble du patrimoine d’une autre personne. Cela se produit en cas de succession ab intestat lorsqu’il n’y a qu’un seul héritier, ou encore lorsqu’un testament lègue à un même individu tous les biens du testateur. La transmission comprend le passif (les dettes) aussi bien que l’actif.
Les modes à titre universel, faits ou actes qui transmettent une quote- part (représentée par une fraction) du patrimoine (du passif comme de l’actif). Ainsi en est-il lorsque plusieurs héritiers ab intestat sont appelés à une succession : par exemple, le défunt ayant laissé quatre enfants, chacun recueillera le quart de ses droits et obligations; ainsi encore lorsque, dans un testament, le défunt a désigné plusieurs légataires pour recueillir ses biens, sans indiquer les biens particuliers que chacun devra recevoir.
Les modes à titre particulier, faits ou actes qui transmettent tel bien, tel droit ou tels biens, tels droits déterminés. La vente est un mode de transmission à titre particulier ; un legs peut aussi porter sur des biens déterminés, par exemple telle maison, tel tableau.
Modes de transmission entre vifs ou à cause de mort. Les transmis
sions entre vifs se réalisent entre personnes vivantes, par exemple par une vente ou une donation. La transmission à cause de mort s’opère au moment du décès d’une personne.
Effets de la transmission
La transmission des droits est dominée par un principe de logique juridique d’après lequel nul ne peut transmettre à autrui plus de droits qu’il n’en a lui-même : nemo plus juris ad alium transferre potest quam ipse habet. Ainsi l’acquéreur d’un immeuble grevé d’un droit de servitude devra respecter les prérogatives du titulaire de ce droit; de même le cessionnaire d’une créance pourra se voir opposer par le débiteur les moyens de défense dont celui-ci disposait à l’égard du créancier originaire, A fortiori, si le droit transmis n’existait pas sur la tête de l’auteur, n’a-t-il aucune existence sur celle de l’ayant cause.
Le principe nemo plus juris … comporte cependant des exceptions ou des limitations dues à la nécessité de protéger les tiers, qui pourraient ignorer les charges grevant le droit qu’ils acquièrent ou les imperfections dont il était atteint et qui le rendent annulable ou résoluble :
Celui qui, de bonne foi, acquiert un meuble corporel d’une personne qui n’en était pas propriétaire devient propriétaire dès qu’il entre en possession (art. 2279) ; cette règle est capitale pour la sécurité des transactions commerciales.
La jurisprudence tient compte parfois de l’erreur commune et de l’apparence (supra, n° 401) pour écarter l’application stricte de la règle nemo plus juris : les actes d’administration ou de disposition passés par l’héritier apparent sont ainsi opposables à l’héritier véritable dès lors que le tiers qui a traité avec lui est de bonne foi, et que celle-ci s’appuie sur l’erreur commune.
La protection des tiers est assurée en matière immobilière grâce à l’institution de mesures de publicité : le transfert et la constitution de droits réels ne sont opposables aux tiers que s’ils ont été l’objet d’une publicité conforme aux prescriptions légales et qui leur permet d’être renseignés.
Extinction des droits
Dans les hypothèses de transfert d’un droit, celui-ci disparaît du patrimoine dont il sort, mais il n’est pas éteint; il passe dans un autre patrimoine. Mais il y a des cas où le droit est véritablement éteint. Les causes d’extinction des droits sont des plus diverses, variant selon les catégories de droits en cause : ainsi une obligation prend fin, notamment, par le paiement ou par la remise de dette, un droit viager par le décès de son titulaire, un droit de propriété sur un meuble par l’abandon de la chose.
Certaines causes d’extinction opèrent par la volonté : renonciation au droit subjectif par son titulaire, exécution de l’obligation par le débiteur, novation, c’est-à-dire substitution d’une obligation à une autre, dation en paiement, c’est-à-dire remise d’une chose par le débiteur à son créancier à la place et en paiement de la dette primitive, …
D’autres causes d’extinction opèrent en dehors de la volonté du titulaire du droit : impossibilité d’exécution, perte de la chose, confusion c’est-à-dire réunion sur la même tête des qualités de créancier et de débiteur, mort du titulaire d’un droit viager, prescription extinctive, …