Les obligations naturelles
Normalement l’obligation juridique donne prise à la contrainte étatique : si le débiteur n’exécute pas volontairement, il peut y être contraint par la force. A cet égard, le devoir moral s’oppose à l’obligation juridique : il lui manque précisé¬ment la contrainte étatique. Entre ces deux notions, il existe une caté¬gorie intermédiaire, celle des obligations dites « naturelles », par oppo¬sition aux obligations dites « civiles » . L’obligation naturelle n’est pas susceptible d’exécution forcée ; en cela, elle ressemble au devoir moral. Mais, si le débiteur de l’obligation naturelle l’exécute volon-tairement et en connaissance de cause, il est censé exécuter une obli-gation reconnue par le droit positif. Alors le seuil du juridique est atteint. L’obligation naturelle est une obligation juridique.
Les obligations naturelles et la morale
Le droit romain, très formaliste, soumettait la création des obligations à des règles très strictes. Mais il parut nécessaire de faire produire certains effets à des obligations qui n’étaient pas sanctionnées par le droit civil, par exemple à celles issues d’engagements pris par des fils de famille, qui ne pouvaient s’engager civilement, n’ayant pas la personnalité; de même, l’obligation naturelle était admise en cas de nullité d’un acte pour défaut de forme. Les auteurs classiques du xixe siècle ont repris cette conception qui avait d’ailleurs inspiré aussi une partie de la doc¬trine sous l’Ancien droit. Aubry et Rau l’ont systématisée en reconnaissant deux sortes d’obligations naturelles : a) L’obligation civile avortée : l’obligation n’a pas accédé à la vie juridique, toutes les règles légales n’ayant pas été respectées. Par exemple, une donation a été faite sans les formes légales, alors que la volonté des parties était tout à fait consciente; une obligation naturelle existe à la charge du donateur ou de ses héritiers, parce que le consentement, élément essentiel, existait, b) L’obligation civile dégénérée : une obligation civile a existé ; pour tel ou tel motif, le législateur retire au créancier le droit d’action, par exemple en raison de la prescription ; le débiteur demeure tenu d’une obligation naturelle.
Cette analyse classique est depuis assez longtemps abandonnée par la doctrine et l’on doit désormais considérer qu’elle a aussi été condamnée par la Cour de cassation dans la mesure où celle-ci a affirmé que « la transformation — improprement qualifiée novation — d’une obligation naturelle en obligation civile, laquelle repose sur un engagement unilatéral d’exécuter l’obligation naturelle, n’exige pas qu’une obligation civile ait elle-même préexisté à celle-ci » S’il reste donc tout à fait possible que l’obligation naturelle ait son origine dans une obligation civile, cela n’est pourtant pas une condition nécessaire.
L’hésitation n’en persiste pas moins lorsqu’il s’agit de trouver une autre explication, et même un autre fondement. L’important est de savoir à partir de quel moment un comportement peut être considéré non pas comme la seule manifestation d’un esprit de libéralité, susci¬tant l’application des règles relatives aux actes à titre gratuit, pour être situé dans le cadre des obligations naturelles, mais comme l’exécution d’un devoir préexistant. Où se situe la frontière ?
A ce point de la réflexion, deux perspectives peuvent être retenues : forme et fond. L’une insiste sur la forme par laquelle s’exprime l’obli¬gation naturelle ou la promesse d’exécuter celle-ci, en d’autres termes par l’exécution ou la promesse d’exécution de l’obligation naturelle. Et l’on constate qu’il peut être à première vue normal de prendre en compte l’acte juridique exprimant la volonté, de la part du débiteur, de concrétiser une obligation latente. Le plus souvent unilatéral, cet acte est si important qu’on est tenté de voir en lui la véritable cause effi¬ciente du lien obligatoire, au risque de confondre celui-ci avec sa réali¬sation. Dans cette voie séduisante, on surmonte dans un premier temps un obstacle ancien et sérieux. L’engagement unilatéral de volonté peut servir à expliquer le mécanisme de l’exécution de l’obliga¬tion naturelle — en dépit des réticences du droit français des obliga¬tions à ce sujet Et c’est ce qu’affirme la Cour de cassation au sujet de ce que, d’après elle, on appellerait à tort une novation . Mais alors ne convient-il pas de pousser plus loin le raisonnement. Si l’engagement unilatéral de volonté suffit à expliquer l’obligation devenue civile, à la suite d’une métamorphose, à quoi bon se référer à une obligation naturelle préexistante ? Ne suffit-il pas de considérer que l’engagement unilatéral peut produire effet pourvu que les conditions normales de l’acte juridique — consentement, capacité, objet, cause — soient satis¬faites ? Il est vrai que, sur ce terrain, l’obligation naturelle préexistante conserve une utilité de prime abord évidente : elle permet de causer l’acte, en permettant de ne pas y voir une pure et simple manifestation de l’esprit de libéralité. Mais l’on voit bien alors que, sur le terrain de la cause, le problème est déplacé bien plus qu’il n’est résolu. Par un singulier retour en arrière — si ce n’est même une contradiction — on observera que, lorsque par son arrêt du 10 octobre 1995 précité, la Cour de cassation a affirmé sa référence — si ce n’est sa préférence — pour l’idée d’engagement unilatéral, c’est dans une affaire où il s’agissait d’éviter les conséquences de l’annulation d’un acte pour cause illicite, ce qui paradoxalement ramène sur la voie des obligations civiles dégénérées ou avortées. En réalité on ne saurait, à notre avis,confondre, aux fins d’instrumentalisation, la manifestation extérieure de volonté avec ce qui lui préexiste, l’explique et même la fonde
Mieux vaut observer que « c’est le droit lui-même qui détermine les cas d’obligation naturelle » . Sans aboutir à des conséquences oppo-sées à la précédente, cette autre démarche situe tout de même la ques-tion de l’obligation naturelle sur son vrai terrain, qui est bien davan-tage celui du fond que celui de la forme. Et c’est dans ce contexte que l’analyse dominante relie l’obligation naturelle à l’existence d’un devoir de conscience. Procédant d’une vision élargie du domaine des obligations naturelles, cette analyse manifeste l’influence de la morale dans l’apparition de l’obligation juridique : en reconnaissant l’exis-tence d’une obligation naturelle, les tribunaux appellent tout simple-ment à la vie juridique, sans passer par la technique de l’obligation civile avortée ou dégénérée, des devoirs moraux ou de conscience.
Si cette explication l’emporte en doctrine, elle n’en soulève pas moins, par rapport au droit positif, des embarras, tenant au fait que le critère peut rester parfois incertain. Pourquoi ici une obligation natu-relle, et pas là, alors que les deux situations sont très voisines, sinon identiques? La perplexité tient sans doute au fait que l’on s’est, en général, référé à la conscience individuelle, en se plaçant de préférence du côté du débiteur de l’obligation et non pas du côté du créancier. Au reste, à cette étape de la réflexion, on peut être troublé en observant qu’il peut exister des obligations naturelles là où ne se pose pas vrai¬ment une question de conscience individuelle, et vice versa. En revanche, l’existence et le régime de l’obligation naturelle se comprennent beaucoup mieux si l’on se réfère à l’intérêt social . « Si devoir de conscience il y a, c’est en réalité essentiellement pour le bon père de famille et, très accessoirement, pour l’individu soumis à l’obli¬gation. Là, et seulement là, réside le rôle de la conscience à l’égard de l’obligation naturelle. Les prétendus devoirs juridiques de conscience ne sont pas ceux imposés par la conscience du sujet de droit soumis à la règle, mais ceux imposés par la “conscience collective”, la règle morale » . Morale et nature se rejoignent ici d’une manière qui n’est pas sans évoquer les obligations selon le droit naturel. En dire davan-tage serait s’engager trop loin et prendre en considération, dans leurs rapports avec le droit, les diverses significations du concept de nature : nature du monde, nature de l’homme, nature des choses.
Cas d’obligations naturelles
Le code civil n’a pas dressé une liste des obligations naturelles; ce sont les tribunaux qui en ont le reconnu l’existence dans un certain nombre de cas.
Lorsqu’une obligation civile préexistante a disparu dans certaines « onditions, le débiteur peut être tenu d’une obligation naturelle. Il en est ainsi, notamment, lorsqu’une obligation civile a été éteinte par prescription On admet aussi que la nullité d’une obligation pour incapacité laisse subsister une obligation naturelle à la charge du débi-teur . Il en va de même lorsque les héritiers d’une personne acceptent d’exécuter un legs verbal, par conséquent nul en la forme .
L’on a pu être tenté de rapprocher de la théorie de l’obligation natu-relle, les dispositions des articles 1965 et 1967 du code civil aux termes desquels la loi n’accorde aucune action pour une dette du jeu ou pour le payement d’un pari, le perdant ne pouvant répéter ce qu’il a volontairement payé, à moins qu’il n’y ait eu, de la part du gagnant, dol, supercherie ou escroquerie . La privation de l’action en justice, qui atteint, suivant les cas, le gagnant, s’il n’a pas été payé, ou le per¬dant, s’il a payé, s’explique historiquement par la défaveur manifestée par le droit positif à propos des jeux de hasard, considérés comme pré-sentant un caractère immoral. Ce n’est pas l’idée d’obligation natu¬relle qui inspire ces solutions, mais l’idée de sanction, que l’on re¬trouve dans la théorie générale des obligations, lorsqu’une personne ne peut agir en justice en raison de sa propre turpitude (nemo auditur propriam turpitudinem suam aüegans) . La coexistence de la position traditionnelle avec l’autorisation des casinos, et l’organisation de la Loterie nationale, du tiercé et autres inventions d’ordre ludique, n’a pas été sans soulever des difficultés et appeler un cantonnement du refus de l’action en justice, lié au recul du reproche d’immoralité atta¬ché aux jeux de hasard. Reste que c’est l’immoral et non le moral qui explique en la matière les solutions nuancées du droit positif.
Le devoir moral ou devoir de conscience fonde au contraire l’exis-tence d’obligations naturelles même dans des cas où il n’y a pas d’obli¬gation civile préexistante. Ainsi est-ce un devoir de conscience de réparer le dommage que l’on a causé par son fait, même si les condi-tions de l’action civile en responsabilité ne sont pas remplies, par exemple en cas de rupture non dolosive d’un concubinage Les tribu-naux ont aussi érigé en obligations naturelles les devoirs nés des rela-tions de famille qui n’ont pas reçu la sanction de la loi. Ainsi en est-il de l’obligation naturelle alimentaire reconnue, à défaut d’obligation civile, entre frères et sœurs ou de l’obligation naturelle de secours entre époux après divorce.
Effets des obligations naturelles
Les effets des obligations naturelles se manifestent essentiellement à deux points de vue :
1) L’obligation naturelle, dont l’exécution ne peut être exigée par une action en justice, peut être exécutée volontairement. Lorsque le débiteur de l’obligation naturelle procède à une telle exécution, deux conséquences en découlent :
a) Le paiement est valable : le débiteur ne peut revenir sur le paie¬ment qu’il a fait, agir en restitution, en prétendant qu’il a payé ce qu’il ne devait pas. Certes, le paiement qui a été fait par une personne qui ne devait rien peut faire l’objet d’une action en restitution; mais la loi considère que le paiement d’une obligation naturelle est dû, encore que la dette ne fût pas exigible; aussi l’article 1235, alinéa 2, du code civil exclut dans ce cas l’action en répétition. Mais le texte suppose que le paiement a été fait volontairement, c’est-à-dire en connaissance de cause ; si le débiteur qui a payé croyait être tenu civilement, il pourrait agir en restitution, l’exécution de l’obligation naturelle ne pouvant être que volontaire.
b) Le paiement de l’obligation naturelle ne sera pas considéré en prin¬cipe comme une libéralité’. A la différence de la libéralité qui suppose la spontanéité, rien n’obligeant l’auteur d’une libéralité à consentir la donation ou le legs, l’exécution de l’obligation naturelle est motivée par une obligation préexistante, encore qu’elle ne fût point exigible : le débiteur qui a payé se sentait tenu par sa conscience; il n’exécute donc pas une libéralité. C’est pourquoi on n’appliquera pas au paiement de l’obligation naturelle les règles des libéralités, ni les règles de forme auxquelles les donations et les legs sont soumis, ni les règles de fond — rapport et réduction — concernant la protection du patrimoine fami¬lial.
2) Si le débiteur de l’obligation naturelle, sans l’acquitter immé-diatement, s’engage simplement à le faire, cette promesse est considé¬rée comme valable et engage civilement son auteur. C’est ce que l’on exprime ordinairement en parlant de la « novation » de l’obligation naturelle en obligation civile ; à partir de là, le créancier pourra en exi-ger le paiement en justice ; mais dans une autre opinion, on considère que l’engagement pris par le débiteur de l’obligation naturelle fait naître à sa charge une obligation civile valable, distincte de l’obligation naturelle, née de l’engagement d’exécuter.
Quelle que soit la qualification qu’on lui donne, la promesse d’exé-cuter une obligation naturelle est un acte juridique qui doit être prouvé selon les modes de preuve de droit commun des actes juri¬diques (infra, nos 513 s.), c’est-à-dire au-dessus de 5 000 francs, par écrit, ou tout au moins avec un commencement de preuve par écrit rendant admissibles les témoignages ou présomptions, sauf s’il a été matériellement ou moralement impossible au créancier d’exiger la preuve écrite d’une telle promesse.
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