Conditions des actes juridiques
Présentation
On s’en tiendra ici aux seules conventions et contrats de droit privé, étant observé, d’une part, que ce sont les actes juridiques et de loin les plus fréquents et, d’autre part, qu’à leur sujet, une évolution manifeste et révélatrice de notre droit s’est produite, dans son esprit et dans sa lettre.
Esprit du droit des contrats
L’autonomie de la volonté
Une philosophie latente inspire, dans le code civil, le droit des contrats. Elle est exprimée à l’article 1134, alinéa 1er, du code civil : « Les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites ». Tiennent lieu de loi … C’est dire à quel point le législateur considère avec force l’engagement de la volonté.
On a voulu voir dans cette formule la consécration d’une théorie célèbre empruntée à la morale de Kant : la théorie de l’autonomie de la volonté. Le volontarisme est si fort que la volonté peut se donner à elle- même sa propre loi (auto-nomie). Et s’il en est ainsi, c’est parce que la volonté libre des individus ne peut que réaliser la justice. Des conséquences importantes sont déduites de cette théorie : le contrat est la source principale des obligations; le contrat est supérieur à la loi, laquelle, face aux volontés particulières, doit seulement suppléer au défaut de volonté et ne doit contrarier les volontés individuelles que lorsque l’ordre public est en cause (sur les règles interprétatives ou supplétives de volonté, v. infra, n° 425). D’où la règle suivante : « On ne peut déroger, par des conventions particulières, aux lois qui intéressent l’ordre public et les bonnes mœurs» (art. 6 c. civ.). A contrario, on peut déroger aux autres ; or celles-ci, dans un système juridique, politique, économique et social libéral, sont rares et doivent rester telles.
A vrai dire, dès l’époque du code civil, la théorie philosophique de l’autonomie de la volonté, si influente soit-elle dans les esprits, n’était pas consacrée par la loi. Même à l’article 1134, alinéa 1er, si la volonté tenait lieu de loi à ceux qui avaient conclu la convention, c’est à la condition que celle-ci ait été légalement conclue, ce qui laissait place à l’idée d’une prééminence du droit objectif sur le pouvoir créateur reconnu sans doute aux volontés individuelles, mais reconnu à celles-ci de manière en quelque sorte dérivée et non pas originaire. Dans cette mesure, on pouvait considérer que la théorie de l’autonomie de la volonté était trahie à la racine, si tant est qu’on ait vraiment voulu la consacrer dans la loi.
Reste qu’à cette référence fondamentale et, en tout cas, à l’affirmation essentielle du rôle de la volonté, dans le contexte d’une société libérale et d’un Etat entendant borner son rôle à celui d’un Etat- gendarme, des conséquences importantes étaient dégagées dans le droit des contrats et persistèrent longtemps après le déclin de la théorie philosophique de l’autonomie de la volonté :
- Le principe de la liberté contractuelle, suivant lequel les contractants peuvent librement conclure ou ne pas conclure des contrats comportant des obligations librement aménagées en tous domaines, en toutes matières, les restrictions apportées à cette liberté étant exceptionnelles et découlant de l’existence de règles d’ordre public (art. 6 c. civ.) dont le domaine et le rayonnement étaient réduits.
- Le principe du consensualisme, suivant lequel, en matière contractuelle, pourvu qu’il y ait rencontre des consentements des contractants, ceux-ci pouvaient exprimer leur consentement suivant le mode qu’ils jugeaient bon. En d’autres termes, des exigences de forme ne contrariaient pas, en principe, la liberté des contractants : sauf exception, les contrats étaient consensuels (v. infra, n° 296). Ainsi la vente d’un bien suppose, outre la chose et le prix, un accord de volonté; mais celui-ci, quel qu’en soit le mode d’obtention, assure, sauf volonté contraire des contractants, le transfert de propriété de la chose.
- Le principe de la force obligatoire, suivant lequel les contractants sont tenus d’exécuter leurs obligations, dès lors qu’ils se sont engagés (v. infra, n° 312).
On ajoutera que le système consacré par le code civil reposait avant tout sur une approche individualiste du contrat, à la fois dans son origine, dans la relation bipolaire qu’il institue et dans le régime juridique que le système lui réserve. En outre, bien qu’en certaines matières, notamment en droit maritime, voire plus largement en droit commercial, la perspective internationale ait été déjà présente, c’est quand même dans le cadre national que le contrat était perçu et régi.
Recul de la conception classique
Pendant une longue période, correspondant approximativement aux trois premiers quarts du xixe siècle, en dépit de l’effacement notable de la théorie de l’autonomie de la volonté, les principes du libéralisme et du consensualisme ont conservé leur force. De nouveaux domaines s’offrirent à l’emprise du concept contractuel ; ainsi celui-ci ne fut-il pas étranger, à travers l’utilisation du contrat de société, facilité par la grande loi du 24 juillet 1867, au développement du capitalisme moderne .
Deux séries de mouvements ont affecté le droit des contrats depuis le dernier quart du xixe siècle : les uns se comprennent aisément par rapport aux axes initiaux du droit positif; les autres, plus récents, sont porteurs de plus profondes remises en cause.
- Le recul des principes classiques. Outre la prise de conscience des insuffisances de la théorie de l’autonomie de la volonté et du fait que c’est dans sa conformité au droit positif que le contrat puise sa force, on observe un recul de la liberté contractuelle (infra, n° 293) et du consensualisme (infra, n° 300) : moins que par le passé, les contractants ont été libres de faire ce qu’ils voulaient, comme ils le voulaient.
Cela ne signifie pourtant pas que, même s’il y a eu depuis cette époque accroissement des sources extracontractuelles d’obligations, donc diminution du rôle du contrat en importance relative, il y ait eu diminution du nombre des contrats. Bien au contraire, on a observé que la technique contractuelle s’est sans cesse développée : par l’augmentation du nombre des contrats conclus, par l’apparition de nouvelles figures contractuelles spécialement dans la pratique des affaires, par le développement du recours aux techniques contractuelles de droit public ou de droit privé dans le secteur public .
Corrélativement, la pensée juridique a enrichi l’analyse des rôles respectifs de l’objectif et du subjectif dans l’acte juridique.
S’il est vrai qu’il a puissamment contribué au développement des relations humaines, il convient aussi d’observer que ses virtualités se sont confirmées en tous domaines au xxe siècle et que rien ne permet de penser qu’il en soit différemment dans les décennies futures. Dès qu’on s’interroge, à la lumière d’expériences même récentes, sur son avenir, tout démontre sa puissance bénéfique d’action et de création, quand il satisfait à certaines exigences que, depuis des siècles, théologiens, canonistes et juristes n’ont cessé d’affirmer, sans que la réalité leur ait apporté en tout cas durablement un démenti. Et c’est sans doute pour cette raison que la sagesse d’un Domat ou d’un Pothier explique, en-deçà de Portalis, la pérennité, peut-être menacée, mais heureusement résistante, de la culture juridique française, tout cocardisme imbécile mis à part.
L’ébranlement des structures classiques. Les structures classiques du droit des contrats reposaient sur une base d’esprit individualiste,
l’ensemble étant naturellement ordonné sur le cadre national. Or de nouveaux courants ont remis en cause cet ensemble. Des ondes transversales ébranlent le système.
a) Tout d’abord, le développement des relations internationales a favorisé la conclusion de traités ayant, spécialement en matière commerciale, pour effet de développer, notamment en matière de transports ferroviaires, maritimes, aériens des lois uniformes ou des règles destinées à favoriser l’unification des systèmes. De toute évidence, le développement du droit communautaire, axé sur l’harmonisation des droits, exerce une très grande influence sur le droit des contrats (v. supra, nos 182 s.). Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les principales modifications dont celui-ci a été affecté depuis le début du siècle sont demeurées extérieures au code civil.
b) Une approche nouvelle du droit des contrats s’est aussi manifestée par l’abandon d’une perspective exclusivement individualiste. Le désir de protéger des catégories entières de contractants les salariés en cas de contrat de travail, les assurés face aux compagnies d’assurances, les locataires ou les fermiers par rapport aux propriétaires a favorisé la prise en considération des contrats dans le cadre de rapports non pas seulement inter-individuels, mais aussi en tant qu’ils servent de supports à des rapports de masses. C’est dans la même perspective, mais de manière sans doute plus corrosive des structures classiques, que se développe présentement à une cadence accélérée le droit de la protection des consommateurs.
c) Enfin, parfois lié aux deux précédents, un troisième mouvement affecte le droit des contrats. Tandis que, dans le schéma classique, le droit commun des contrats permettait d’assurer une grande cohésion dans l’aménagement de leur régime juridique, les règles le plus souvent supplétives de volonté consacrées aux divers contrats spéciaux servant seulement à compléter le système et à aider les contractants, on a vu se produire un éclatement du système : d’abord parce que, sur la voie d’une certaine spécificité des branches du droit et du fait du développement de certaines techniques contractuelles contrats de société, d’assurance, de travail, d’édition,…, des contrats se sont de plus en plus affirmés hors de l’ensemble constitué par le code civil ; ensuite parce que, de diverses manières, il y a eu, en quelque sorte, par la remise en cause de certains postulats fondamentaux (infra, n° 290), un éclatement du droit commun des contrats.