Critères
Critères tenant à la forme
Distinction
Les difficultés constatées lorsque l’on s’attache à dis¬cerner, sur le terrain du fond, les critères du juridique, ne sont sans doute pas étrangères à d’autres démarches tendant à cerner le droit du côté de la forme . La forme du droit, son expression, ses signes, son langage … tout cela est évidemment révélateur. A ce courant de pensée se rattache notamment la construction de Kelsen, sa « théorie pure du droit».
On se bornera ici à signaler deux lignes de réflexion.
Critères tenant à la règle
L’existence d’une sanction
II est commode, il est même courant d’affirmer que le propre de la règle de droit est d’être une règle sanctionnée par l’autorité étatique. Dans la plupart des circonstances de la vie juridique, on peut s’en contenter. Le fait qu’il existe une zone immense, souvent incommensurable, d’application non contentieuse de la règle de droit ne dément pas l’analyse; il suffit d’observer que l’application éventuelle d’une sanction peut expliquer, théoriquement ou pratiquement, les comportements dociles ou paisibles. Et cela suffit pour que la sanction par l’autorité étatique apparaisse comme inhérente à la règle de droit.
L’analyse, pourtant, ne convainc pas. Laissons même ici de côté le fait que nombre de domaines régis par des règles de droit, spécialement coutumières, relèvent d’ensembles qu’il est difficile de qualifier d’étatiques, au sens que la modernité a donné au concept d’Etat.
Ce qui est beaucoup plus décisif, c’est le vice sur lequel repose ce raisonnement ; si la sanction étatique est le critère de la règle de droit, il y a renversement de l’ordre logique des facteurs du raisonnement qui aboutit à une tautologie qu’une question des plus simples est propre à mettre en évidence : puisqu’il s’agit de critère du juridique, la question est de savoir dans quels domaines, dans quelles circonstances, dans quelles conditions, une conduite sociale est sanctionnée par l’autorité étatique ou est de nature à être sanctionnée par cette autorité. En d’autres termes, une conduite juridique n’est pas telle par la vertu de l’autorité étatique, disons même plus largement de l’autorité publique ce peut ne pas être l’Etat , mais elle est sanctionnée par l’autorité étatique si d’ailleurs celle-ci le juge nécessaire parce qu’elle est une conduite juridique (ou juridicisable).
D’ailleurs, entre les conduites relevant du non-droit et celles qui dépendent de la sanction de l’autorité étatique, il y a des situations intermédiaires, sans doute juridiques, mais dans une large mesure à l’abri des sanctions étatiques. Ainsi en est-il en cas d’obligation naturelle. L’obligation civile donne prise à la contrainte étatique ; si le débiteur n’exécute pas volontairement, il peut y être contraint par la force. A (et égard le devoir moral s’oppose à l’obligation juridique : il lui manque précisément la contrainte étatique. Mais entre les deux notions, il existe une catégorie intermédiaire, celle des obligations naturelles par opposition aux obligations dites « civiles ». L’obliga- llon naturelle n’est pas susceptible d’exécution forcée, ce en quoi elle trssemble au devoir moral. Mais si le débiteur de l’obligation naturelle l’exécute volontairement et en connaissance de cause, il est censé exé¬cuter une obligation reconnue par le droit, il fait un paiement, et non une libéralité, ce qui situe l’obligation naturelle sur le même plan que l’obligation civile.
Pour échapper aux objections précédemment évoquées, on est tenté d’élargir la notion de contrainte, en tenant compte, pour situer le droit, d’autres contraintes que la contrainte étatique, juridicisée, judiciaiarisée. A quoi l’on répond aussitôt que la contrainte n’est pas propre à l’ordre juridique. Et si, s’attachant davantage à la structure de la règle, l’on estime, après Kant, que les normes juridiques sont des impératifs hypothétiques, distincts en cela des normes morales ou des impératifs catégoriques, l’on s’expose à maintes objections, tenant princi¬palement au fait que toute norme peut emprunter la forme d’une proposition conditionnelle ou inconditionnelle.
Faillite du normativisme
En quête d’une détermination du juridique, on a soutenu, d’un point de vue phénoménologique, que les instruments juridiques constitueraient, en leur qualité d’instruments de jugement, des modèles auxquels les objets doivent être conformes; de là se dégagerait une « obligatoriété » sans lien substantiel avec le contenu des propositions juridiques. En d’autres termes, si l’homme se conforme aux exigences du droit, ce serait pour des raisons étrangères au contenu du droit. A quoi l’on objectera qu’une telle évaporation du contenu du droit ne débouche tout de même pas sur une définition du droit. On ne fait que décrire, qu’expliquer ce qui pousse à s’y conformer, à se conformer. Autant dire qu’on laisse la porte ouverte.
Le vice de cette démarche tient, à notre avis, à l’évacuation radicale des finalités, voire des fonctions du droit. Qu’on le veuille ou non, elle porte le positivisme à son point extrême. On ne peut pas rendre compte du droit par la seule analyse de sa positivité, sans tenir compte de ses finalités et de sa fonction médiatrice. Là est, on y reviendra, l’erreur des positivistes : exaltant le positivisme, rame¬nant le droit à ce qui est posé et discernant l’armature de sa position comme critère du juridique, la « théorie pure du droit » est même por¬teuse de totalitarisme. Ainsi que l’observe si bien Julien Freund, « la doctrine kelsénienne érige la positivité en une autonomie métaphysique du droit, au mépris de toutes les observations scientifiques éta¬blies par la sociologie, la politologie, l’histoire et en général les sciences sociales».
Critère tenant au jugement
Juridicité et justiciabilité
Surtout à notre époque, une autre voie a été suivie. Elle tend à opérer une distinction entre le juridique et le social non juridique. Inspirée par les études d’Hermann Kantoro- wicz, une sociologie juridique met en évidence le critère de la juridicité à l’aide de l’idée de justiciabilité . Le doyen Carbonnier est séduit par la référence à la mise en question, seules les règles pouvant donner lieu à un jugement précédé d’un doute étant ou pouvant être juri¬diques . A quoi l’on est porté à objecter que tout, en réalité, peut être mis en jugement . On est tenté de le penser en relisant quelque dis¬cours de Bergson sur la politesse . De manière plus philosophique, Alexandre Kojève a approfondi une analyse voisine : il y a, d’après lui, un plaisir de juger qui est spécifiquement juridique; on ne le comprend pas si on nie l’existence d’une attitude juridique autonome fondée sur l’idée de justice; et il en découle la référence essentielle, discriminante, à l’existence, possible ou réelle, d’un « tiers impartial et désintéressé » . Tandis que la relation morale serait solitaire et que la relation religieuse mettrait en rapport deux personnes — l’homme et la divinité —, la relation juridique serait triangulaire, en raison de la pré¬sence d’un juge. Elle serait, en outre, propre à marquer une autre sépa¬ration radicale, car l’intérêt poussant l’homme à adopter le comporte¬ment du tiers impartial et désintéressé n’aurait rien de commun avec les autres intérêts qui le portent à agir, spécialement dans l’ordre de l’économie ou de la politique. Inspirée par la pensée hégélienne, cette construction de type behaviouriste, est séduisante; mais elle exagère le tôle du jugement.
Force est quand même d’admettre qu’il n’existe peut-être aucun comportement social qui ne puisse donner lieu à l’intervention d’un luge, d’un « tiers impartial et désintéressé ». Ainsi le veut sans doute la plasticité du droit, ainsi que sa fonction médiatrice.