La médiation entre le juste et le sage
Une médiation nécessaire
Au sommet de la pyramide qui le symbolise, le droit est .Il est dans la valeur même qui le fonde partout et l’a toujours fondé. Quand on usait ici d’adjectifs, le droit c’était le juste. Relation maintenue de préférence entre substantifs : le droit est d’abord justice. Mais il n’est pas seulement justice. Le droit n’est pas un corps simple, car il est à l’image de l’homme.
Son ambivalence tient à ce qu’il tend à satisfaire à la fois le juste et le sage. Voilà pourquoi le philosophe grec voulait réserver aux sages la mission de dire les lois de la cité et de gouverner celle-ci : parce que le sage était le médiateur prédestiné et que le droit était le mode naturel et désigné d’une médiation nécessaire. De là son ambivalence irréduc¬tible. Une ambivalence inhérente à l’homme lui-même, et issue de la division de l’androgyne. Une ambivalence sans la conscience de laquelle toute définition du droit est irrémédiablement parcellaire, donc fausse.
L’ambivalence du droit
Le droit est médiation entre le juste et le sage, car il est articulation de l’individuel et du social. Son universalité dans toutes les sociétés humaines, quel qu’en puisse être le degré d’évolution, n’exclut pas son ambivalence et devrait permettre d’accorder deux explications différentes de ses origines.
Les anthropologues, à ce sujet, s’opposent stérilement. Les uns pensent que le droit est né du culte des morts, ce qui renvoie à l’esprit des morts, au respect des ancêtres détenteurs d’une tradition orale, à cette soif d’immortalité qui inspire le comportement des vivants.
En composant des codes, en faisant des lois, le mortel se veut immortel, l’homme veut se survivre par et dans la société. En quoi le droit est, forme et fond mêlés, un testament. Leibniz a relié le testa¬ment à l’immortalité de l’âme. En ce qu’il est un testament, le droit est, lui aussi, volonté d’immortalité, si implicites que puissent être ses manifestations ou ses révélations. Le comportement du prophète ou du prince, du seul fait qu’il est ou devient un modèle, tire de cette abs-traction ce qui est de nature à en faire une prescription pour le futur, à le muer en droit.
A quoi d’autres anthropologues opposent une autre démarche, non plus verticale, mais horizontale : le droit ne serait pas né du culte des morts; il serait issu de l’échange, certains disent même du tabou de l’inceste, structure élémentaire. Et l’on trouverait aisément, dans l’univers du juridique, de quoi nourrir cette explication fondamentale. En ce qu’il est médiation du juste et du sage, le droit tend à concilier les aspirations au juste avec les exigences du social et les mouvements alternés qui tendent à l’ordre et au désordre. Voilà pourquoi les analyses opposées de ceux qui croient au culte des morts et de ceux qui croient à l’échange ne sont pas contradictoires, mais complémentaires. Ainsi le veut l’ambivalence du droit.
L’insertion des valeurs
A mesure que l’on descend les degrés de la pyramide, cette ambivalence persistante ne facilite guère la tâche des amateurs de définitions. Car le droit n’est pas seulement dans les valeurs qui l’inaugurent, l’inspirent et le fondent. Il est aussi, toujours médiateur entre le juste et le sage, dans l’insertion des valeurs, modèles ou exemples en termes de droit. La faillite de tous les positi¬vismes juridiques réside dans cette tautologie que leurs tenants se cachent à eux-mêmes. Nécessairement, inéluctablement, le droit ne se ramène pas aux règles ou aux solutions qui le révèlent. Pas plus qu’il ne se borne aux valeurs supérieures de justice et de sagesse. Entre les unes et les autres, le droit est aussi. A ce niveau intermédiaire opère sa puissance créatrice. D’où cette tendance immémoriale et irréductible à préciser le modèle ou le système de modèles : droit naturel classique, dans l’Antiquité, droit naturel moderne, droit naturel à contenu variable … C’est encore de droit qu’il s’agit. Que des critiques succes¬sives, liées surtout au triomphe du scientisme, aient ébranlé toutes ces théories, c’est vrai. Mais cela n’a pas supprimé la nécessité de dégager, à partir de ce qui est la fonction même du droit, les valeurs et les nodèles des règles et des solutions de ce qu’on appelle le droit positif, qui dit positif, dit posé, donc posé à partir de ce qui le pose.
Il y a, dans toute cette œuvre de dégagement préalable des valeurs et les modèles, nécessairement entre des bornes assignées à la connaissance humaine, une action permanente de formation et de formula- lion du juridique. Cela est aussi du droit, appelé à évoluer en per¬manence , entre les axiomes qui le délimitent. Ce qu’ont découvert de prodigieuse manière au xxc siècle les sciences de la matière et les sciences de la vie, il est grand temps que le droit le découvre à son tour.
( ar il n’échappe pas à la nécessité d’une prise de conscience du relatif et du variable. A partir de là, sa mission médiatrice repose sur une recherche spontanée tout à la fois du juste et du sage.
Là encore se manifeste son ambivalence et s’explique la faillite de loute analyse unitaire. Cette création du droit, idéal ou naturel, appelé à se transformer en droit positif, se réfère de manière primordiale au juste, ce qui appelle un consensus naturel. Mais cette référence se relie à une insertion dans le social, sagesse aidant. Or, le social génère le conflit, lequel est aussi partie intégrante du juridique. Et voici qu’à nouveau, ordre et désordre se répondent et s’alimentent. Ainsi envi¬sagé, le droit est tour à tour consensus et conflit. Ainsi le veut son ambivalence. L’oublier, c’est s’interdire toute définition satisfaisante.
Les règles, les jugements, les solutions
Mais il en irait de même si l’on évacuait la prise en considération du système de règles, de jugements, de solutions, en quoi, pour beaucoup, consiste le droit. Sans doute les ravages du positivisme ont favorisé en ce sens une vision étriquée du droit. D’où le discrédit dont il souffre à l’évidence : règles éphémères, jugements arbitraires, et pour tout dire droit confondu avec tout ce qui le révèle ou l’exprime. Alors se développe la tentation de réagir à l’extrême et d’évacuer du droit tout ce qui n’en est que la manifestation extérieure, bref d’en exclure ce qu’il est convenu d’appeler le droit positif.
Ce serait faire fausse route et répondre à un excès par l’excès contraire. Le droit est aussi un système de règles et de solutions. Il est en elles, même s’il n’est pas qu’elles. Le législateur, même le législateur de circonstance, tend à réaliser une médiation du juste et du sage, à harmoniser justice et ordre. Sa recherche consciente, voulue, tend à compléter et à modifier le système des règles. Et ce faisant, en tant qu’organe du juridique, il est à la fois l’agent de l’action du droit et l’objet de cette action.
Il en va de même du juge. Sa tâche est obligée. Il est tenu de juger, sans pouvoir se retrancher derrière le silence, l’obscurité ou l’insuffisance de la loi. Ce devoir, inscrit à l’article 4 du code civil, mais de portée générale, ne concerne pas seulement l’intérêt des justiciables ou même l’opinion que l’on peut émettre au sujet des lacunes du droit ou du caractère ouvert ou clos, inachevé ou achevé, du système du droit. L’obligation ainsi consacrée contribue aussi à la définition même du droit : ce devoir de juger atteste, en la personne du juge, la présence d’une donnée immédiate du droit. Qu’il le veuille ou non, si imprévues que puissent être les questions qui lui sont posées, il va devoir juger et, ce faisant, compléter et modifier sans cesse cet ensemble dont il est aussi un rouage. La jurisprudence montre qu’il lui arrive de détruire des lois, ce qui est aussi créer du droit. Et l’on voit à nouveau se manifester, par son intermédiaire obligé, l’ambivalence du droit : la nécessaire médiation du juste et du sage. Voilà d’ailleurs pourquoi toute robotisation du droit, spécialement à travers le judi-ciaire, est impossible, car il y a incompatibilité irréductible entre une machine et une ambivalence.
Ainsi, à tous les niveaux de la pyramide, il y a le droit. C’est pour-quoi sa définition est malaisée : parce que l’on s’obstine le plus souvent à vouloir définir le tout en n’envisageant que l’une des par¬ties, on s’expose irrémédiablement à l’échec. Echec d’autant plus fréquent qu’on néglige trop une ambivalence inhérente au droit et qui marque les échanges constants qui se produisent de haut en bas et de bas en haut dans la pyramide que l’on a tenté ici d’évoquer,
Le droit est à l’image de l’homme, entre la vie et la mort, la vie insé-parable de la mort, la mort inséparable de la vie. De même que l’homme se perpétue par la procréation, de même il veut oublier ou combattre la mort par sa création permanente du droit, non sans un passage obligé par le doute. C’est bien pourquoi la définition de celui-ci est si difficile. Car il est cette médiation entre le juste et le sage qui, dans toute société humaine, tend à une création de modèles appe¬lés à composer un système de règles et de solutions sans cesse recommencé.
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