La pensée allemande
On peut, malgré les influences et les interférences, distinguer le courant des philosophes et celui des juristes.
1° Les philosophes Particulièrement féconde en philosophie du droit, la pensée allemande a été alimentée non seulement par des phi-losophes, mais aussi par des juristes. Ce qui, de manière évidemment schématique, caractérise la pensée des philosophes, c’est un recul pro gressif des théories du droit naturel.
Pour Kant (1724-1804), « l’homme c’est la fin dernière de la créa¬tion sur terre, parce qu’il est en celle-ci le seul être qui peut se faire un concept des fins et qui par sa raison peut constituer un système des fins à partir d’un agrégat de choses formées finalement » . Tendant, sans la renier ouvertement, à substituer à la doctrine du droit naturel, une théorie du droit rationnel, utilisant l’idée de contrat social sans considérer que ce pacte a historiquement existé, Kant exprime un humanisme rationnel. Et il renverse le courant jusnaturaliste car, s’il est vrai que le concept de droit est inhérent à l’homme, il ne suffit pas aussi longtemps que la loi ne l’a pas consacré; en d’autres termes, dans une perspective qui annonce un certain positivisme, le droit attend de la loi sa valeur : « il n’y a de droit que par la loi ». La raison triomphe alors à travers une légalité propre à régir les peuples libres car le droit est la notion qui se dégage des conditions dans lesquelles la faculté d’agir de chacun peut s’accorder avec la faculté d’agir d’autrui, d’après une « loi universelle de liberté ».
Plus que dans l’œuvre de Kant, la philosophie du droit est essentielle dans celle de Fichte (1762-1814). Rarement les relations du droit et de la morale auront été autant analysées : bien que des considérations morales imprègnent la doctrine du droit, Fichte estime que le droit est, par nature et par structure, radicalement différent de la morale, mais qu’il en constitue l’assise, ce qui opère un renversement complet : le loi ne dépend pas de la morale, c’est la morale qui dépend du droit; elle ne s’en déduit pas; « la philosophie du droit est celle de la moralité dans le rapport du théorique au pratique ». Développant une analyse essentiellement subjectiviste, Fichte considère que le concept li droit est déterminé par l’idée d’activité libre. L’utilisation de la Million de contrat social, lié à l’accord des volontés individuelles, et I Influence indéniable de Rousseau débouchent, par une démarche authentiquement originale, sur la perspective d’un dépérissement du droit, en relation avec le perfectionnement de la société, voire d’une conception socialiste et internationaliste des rapports entre les hommes et entre les peuples.
Déjà éloignée dans la pensée de Kant, puis de Fichte, la théorie individualiste du droit naturel recule davantage dans l’œuvre de Hegel 1770-1831) . On sait la formule célèbre : «tout ce qui est réel est rationnel, tout ce qui est rationnel est réel ». Sur cette identification essentielle est édifiée une construction saisissante, qualifiée d’« idéalisme objectif ». Etant la réalité objective, l’idée, dont tout procède, évolue, l’histoire étant un développement progressif de l’idée vers l’esprit universel. Et son évolution est soumise à une loi du devenir qui se manifeste d’après un rythme en trois temps s’expliquant par l’imperfection sans cesse corrigée des idées ou des concepts : thèse, antithèse, synthèse. Ainsi s’affirme la dialectique dont le marxisme tirera profit. D’ores et déjà, par l’identification du rationnel et du réel, la pensée hégélienne engendre un culte de l’Etat qui, à partir des libertés individuelles, absorbe en quelque sorte celles-ci dans la collectivité et affirme sa suprématie.
Il serait irréaliste de prétendre résumer tous les courants de la pensée allemande contemporaine, même dans la seule perspective de la philosophie du droit . Outre l’importance évidente du marxisme (infra, n° 143), il y a lieu d’appeler l’attention des juristes français sur l’intérêt que présente pour eux le courant de la phénoménologie, manifestant l’influence de Husserl (1859-1938) .Refoulant, mais pour des raisons qui lui sont propres, le jusnaturalisme, la démarche phénoménologique tend à saisir l’essence des choses par une intuition simple, débarrassée des théories et des constructions; dans cette ligne de pensée, lorsqu’elle est axée sur le droit, la phénomé¬nologie s’écarte tout à la fois du nominalisme, du volontarisme et du positivisme.
2° Les juristes Les vicissitudes des règles de droit, leurs variations plus ou moins empiriques dans le temps et dans l’espace avaient depuis longtemps suscité des observations aboutissant à mettre en cause l’idée, pourtant séduisante, d’un droit naturel dégagé à l’aide des lumières de la raison. Après Montaigne, Pascal et bien d’autres, illustré en Angleterre par Burke (infra, n° 141), un important courant de pensée a donné, en Allemagne, naissance à YEcole historique (Hugo, Savi- gny, Puchta) . S’opposant à Thibaut, qui, sous l’influence des idées françaises, avait préconisé la codification du droit allemand, l’Ecole historique surtout Savigny (1779-1861) , s’est montrée hostile à l’idée d’un droit naturel qui serait à la fois rationnel, universel et immuable. Mais cela ne l’a pas conduite à favoriser le culte de l’Etat, donc à encourager une codification sous l’égide de celui-ci. La source profonde du droit est et doit rester ailleurs, surtout au niveau de la coutume, proche de la nature, de l’histoire, du peuple, de la nation, si ce n’est du romantisme. Le droit est le produit de forces « intérieures et silencieuses ».
La pensée de ïhering (1818-1892) est fort différente, au moins à deux titres : d’abord parce que, tout en étant attaché à une analyse évolutionniste des sociétés et de leurs droits, il ne s’en tient pas à une attitude passive, considère le droit comme la conséquence d’une lutte menée par l’individu, ainsi que par l’Etat, et incite chacun à combattre pour son droit ; ensuite, parce que, estimant que le droit tend à assurer ‘.es conditions de vie de la société, il voit dans l’Etat la seule source du droit. En affirmant que le droit est « la politique de la force », Ihering souligne toutefois que la force ne saurait, par l’intermédiaire de l’Etat, s’exercer sans barrières et sans freins.
Le courant positiviste, tendant à ne considérer comme étant du droit que l’ensemble des règles consacrées sur un territoire et en un temps donnés, s’est ultérieurement renforcé en Allemagne ou en Autriche sous la forme du positivisme étatiste. Bien que tout classement prête a critique, on peut relier à cette tendance la « théorie pure du droit » élaborée par Kelsen (1881-1973): « théorie pure du droit, c’est-à-dire théorie du droit épurée de toute idéologie politique et de tous éléments ressortissant aux sciences de la nature, consciente de son individualité, qui est liée à la légalité propre de son objet ». A l’ordonnancement raridique, du haut en bas de la pyramide, les règles on dit aussi les normes se rattachent d’une manière qui fonde leur validité. L’ensemble est envisagé en tant que tel, ce qui doit permettre au droit d’atteindre un idéal scientifique d’objectivité et d’exactitude, tandis que les personnalités de l’Etat au sommet et des particuliers à la base se diluent au sein de l’ordonnancement juridique.
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