Matière d'une constitution : La protection de la Constitution
Il n’est pas contradictoire avec ce qui précède de rappeler que les règles constitutionnelles, quelle que soit la plus ou moins grande liberté qu’elles laissent aux gouvernants, sont fondamentales : il ne faut pas confondre pouvoir discrétionnaire et pouvoir arbitraire (c’est-à-dire un pouvoir qui s’exonérerait de l’observation du droit). Elles doivent donc être sanctuarisées.
1. De la rigidité constitutionnelle
En effet, la Constitution est la règle du jeu, elle vaut autant pour l’opposition que pour la majorité, et elle ne doit pouvoir être révisée que selon des formes solennelles comportant, notamment, l’exigence d’une majorité renforcée. C’est ce que l’on appelle une Constitution rigide.
Il faut ici ne pas se limiter aux apparences. Dans un pays de dictature, la révision de la Constitution peut être soumise à des procédures plus ou moins exigeantes, par exemple une approbation à la majorité des deux tiers, mais une telle exigence n’a évidemment aucune signification dès lors qu’il n’y a pas de libre compétition pour la conquête du pouvoir et que les parlementaires, liés par un mandat révocable, ne bénéficient d’aucune indépendance. Dès lors qu’est refusé le pluralisme des partis politiques et que la Constitution est instrumentalisée par le parti au pouvoir, les questions de procédure sont sans grand intérêt. En sens inverse, la possibilité de modifier l’organisation des pouvoirs publics par des lois ordinaires, comme c’est le cas en Grande-Bretagne, ne signifie pas que ces pouvoirs publics soient dépourvus de statut protecteur : l’esprit public remplace ici la procédure.
La Constitution des Etats-Unis est très rigide puisqu’il faut successivement une majorité des deux tiers au sein des deux chambres du C Congrès pour voter des amendements à la Constitution et ensuite une ratification par les trois quarts des États (c’est une Constitution fédérale).
Dans son texte actuel, la Constitution de 1787 fait l’objet de vingt-sept amendements, ce qui est très peu sur une aussi longue période. Mais il est vrai que cette Constitution, « œuvre la plus merveilleuse jamais élaborée par le cerveau et la volonté de l’homme » selon l’opinion de l’homme d’État britannique William Gladstone, est remarquable par sa brièveté (ce n’est guère plus qu’un « plan général de gouvernement », -t-on pu dire) et elle laisse ainsi une grande marge d’évolution qui a été occupée par la coutume et la jurisprudence de la Cour suprême.
Mais c’est aussi celui qui reçut le titre de « Père de la Constitution », |ames Madison, qui a dit : « En élaborant un système dont nous souhai¬tons qu’il demeure valable au long des âges, nous ne devons pas perdre de vue les changements que le temps provoquera inévitablement. » Ici doit se manifester la sagesse du constituant. Entre le droit imprescripti-ble d’une nation de changer sa Constitution (Constitution du 3 septembre 1791, titre VII, art. 1), et la prudence qui « enseigne à la vérité que les gouvernements établis depuis longtemps ne doivent pas être changés pour des causes légères ou passagères » (Déclaration d’indépendance des Etats-Unis, 1776), le curseur doit être placé au bon endroit. Sur ce plan, le constituant français n’a pas toujours été très heureux dans ses choix.
2. L’exemple de la Ve République
La Ve République s’inscrit dans une tradition de rigidité. C’est ainsi que la protection de la Constitution de 1958 repose sur un dispositif comportant deux volets complémentaires.
• Le premier est récent, c’est le contrôle de constitutionnalité des lois (et des traités). Les régimes antérieurs refusaient ce contrôle parce que la tradition du droit public français définit la loi comme « l’expression de la volonté générale » (Déclaration de 1789, art. 6). Or, selon Jean-Jacques Rousseau (Du contrat social, 1762), «la volonté générale est toujours droite et tend toujours à l’utilité publique ». Contester la loi est donc un crime de lèse-majesté, et les rares tentatives d’instaurer un contrôle de constitutionnalité, en 1799 et 1852, ont été des échecs.
La Ve République a remis en cause cette tradition en confiant un tel contrôle à une institution toute nouvelle, le Conseil constitution¬nel. Remise en cause partielle cependant, car le contrôle qu’exerce le Conseil constitutionnel est un contrôle a priori qui a pour objet d’interdire la promulgation d’une loi qui ne respecterait pas la Constitution. Dans une décision du 23 août 1985, le Conseil a ainsi précisé que « la loi n’exprime la volonté générale que dans le res¬pect de la Constitution ». Une fois promulguée, la loi est toujours incontestable.
• Le second volet est la procédure de révision de la Constitution, qui rend cette révision beaucoup plus difficile que le vote d’une loi ordinaire. En allant directement à l’essentiel, et sans s’attarder aux détails de la procédure, on peut dire qu’une loi ordinaire peut être adoptée dès lors qu’existe à l’Assemblée nationale une majorité pour la voter.
Le président de la République ne peut s’opposer au travail législatif du gouvernement s’appuyant sur sa majorité parlementaire (la démonstration en été apportée au cours des différentes cohabitations), et en cas d’opposition du Sénat, le dernier mot sera donné à l’Assemblée.
Il en va différemment pour l’adoption d’une loi constitutionnelle puisque le président est un acteur important de la procédure (il a un droit d’initiative), le Sénat a un droit de veto et, enfin, la révision doit être approuvée soit par référendum (décidé par le président), soit par les deux assemblées réunies en Congrès à la majorité des trois cinquièmes des suffrages exprimés. Le bilan statistique est très clair. En presque cinquante ans de Ve République, le Parlement a voté une centaine de lois chaque année (4 648 lois ont été promulguées de 1959 à fin 2005), alors que seules vingt-deux lois de révision (à la date des dernières révisions du 23 février 2007) ont été adoptées.
Le rôle complémentaire de ces deux dispositifs ménage la liberté du pouvoir politique. Quand le Conseil constitutionnel déclare une loi (en tout ou en partie) contraire à la Constitution, le président de la République et le Premier ministre peuvent en effet soit renoncer aux dispositions censurées, soit déposer un projet de révision de la Consti¬tution pour supprimer le grief d’inconstitutionnalité. Ainsi fut fait par exemple en 1999, pour introduire en droit français des dispositions spécifiques favorisant l’égal accès des femmes et des hommes aux man¬dats électifs, dispositions que le Conseil constitutionnel jugeait jusqu’alors contraires à la Constitution.
La même possibilité s’applique en matière de traités, et l’on peut rappe¬ler ici l’exemple du traité de Maastricht en 1992 : le Conseil constitutionnel déclare plusieurs clauses de ce traité contraires à la Constitution (décision du 9 avril), la Constitution est révisée le 25 juin, le Conseil constitutionnel saisi une seconde fois déclare le traité conforme (déci¬sion du 2 septembre), ce qui ouvre la voie à l’organisation du référendum du 20 septembre.
3. Retour sur la définition du droit constitutionnel
Le développement du contrôle de constitutionnalité n’a pas été sans conséquence sur la définition du droit constitutionnel. Pour résumer un débat doctrinal complexe (voir l’analyse d’Olivier Beaud dans le Dictionnaire de la culture juridique), on peut dire que traditionnellement, le droit constitutionnel est indissociable de l’État. Les grands maîtres de la discipline au siècle dernier (à commencer par le grand trio Carré de Malberg, Duguit, Hauriou) n’ont jamais imaginé analyser une Constitution sans la rapporter à l’État dont elle forme le statut.
L’enseignement de la discipline accorde une place éminente aux grands concepts fondateurs : souveraineté, fédéralisme, séparation des pouvoirs, régime représentatif…
C’est assez logique : puisque le droit constitutionnel est la partie du droit public qui s’intéresse aux institutions qui composent l’Etat, on ne peut étudier les unes sans faire d’abord la théorie de l’autre. Mais pour une part de la doctrine contemporaine, la promotion du juge constitutionnel doit modifier l’approche traditionnelle. La politique est « saisie par le droit » dit-on (Louis Favoreu), la Constitution devient « ce que les juges disent qu’elle est », selon la remarque désormais célèbre du Chief Justice américain Hugues. Et Fauteur français Dominique Turpin ose, en introduction de son manuel, ce slogan un peu commercial : « Le droit constitutionnel nouveau est arrivé. »
Il faut pourtant refuser les effets de mode. L’étude de la norme s’ajoute à celle des institutions, elle ne doit pas se substituer à elle. Le contentieux constitutionnel ne doit pas tout envahir. Les grandes évolutions de la Ve République ne sont pas dues principalement à la jurisprudence du Conseil constitutionnel.
Par ses décisions, avis et recommandations, le Conseil a certes participé à ces évolutions, il a pu en inspirer ou provoquer telle ou telle, et son rôle d’« aiguilleur » (par lequel il indique la procédure à suivre pour réaliser une réforme) est reconnu. Pour autant, la Constitution n’est pas devenue une jurisprudence. Dans sa célèbre conférence de presse du 31 janvier 1964, le général de Gaulle définissait ainsi une Constitution : « Une Constitution, c’est un esprit, des institutions, une pratique. » Il suffit d’ajouter aujourd’hui : c’est aussi une jurisprudence. Rien de moins mais rien de plus.
Le droit constitutionnel est bien le droit de la Constitution, ensemble des dispositions relatives à l’organisation du pouvoir, à sa conquête et à son exercice, ainsi qu’aux relations entre les membres de la collectivité et les titulaires de l’autorité, que ces dispositions soient consignées dans un texte solennel, écrit et daté (c’est le cas habituel), ou qu’elles résultent de conventions léguées par la tradition et tacitement reconnues par tous comme constituant la charte qui lie les pouvoirs gouvernants aussi bien que les gouvernés.
L’opposition entre droit écrit et droit coutumier a certes une grande valeur explicative quand il s’agit d’analyser les systèmes juridiques mais, dans le domaine politique, elle ne doit pas être poussée à l’extrême.
Les exemples contrastés des régimes politiques américain et britannique délivrent finalement le même enseignement : pour des raisons qui tiennent à l’objet particulier et spécifique du droit constitutionnel, il y a toujours une large part d’évolution coutumière à l’intérieur d’un régime politique fondé sur une Constitution écrite, et lorsque la part prépondérante paraît avoir été donnée à la coutume, le droit écrit n’est jamais absent.