Matière d'une constitution : L'organisation des institutions gouvernementales
L’organisation des institutions qui participent au gouvernement de l’État est évidemment au cœur même de l’entreprise constituante. La problématique d’une organisation du pouvoir en démocratie est connue : dès lors qu’il faut faire une place à la délibération afin que les règles de droit les plus importantes – les lois – soient adoptées au terme de débats publics et contradictoires, et une place à l’action pour diriger le pays et commander à l’administration, comment ajuster l’une à l’autre ces deux fonctions pour qu’elles participent à la mise en œuvre d’une seule politique et éviter les crises ?
1. Variations institutionnelles
L’enseignement traditionnel du droit constitutionnel accorde une place importante à des catégories dont les intitulés sont classiques : régime parlementaire, régime présidentiel, régime parlementaire à arbitrage présidentiel (encore appelé régime mi-parlementaire, mi-présidentiel)… Ces c catégories sont importantes, mais ce ne sont là que des variations institutionnelles au sein d’un même genre.
• Prenons d’abord l’exemple du régime parlementaire, qui est le droit commun de l’organisation du pouvoir en Europe, et même hors d’Europe, particulièrement partout où s’est exercée l’influence britannique. On a l’habitude de dire que le régime parlementaire est un produit de l’histoire, et c’est parfaitement exact. Sa mise en place s’est faite progressivement en Angleterre, tout au long d’une évolution qui ne peut se comprendre que sur la longue période. Et ce n’est que tardivement que la théorie en a été faite, notamment par Bagehot.
Le régime parlementaire dédouble le pouvoir exécutif par la distinction entre le chef de l’État (auquel sont réservées les attributions honorifiques et cérémonielles, ce qui n’exclut pas l’exercice d’une « magistrature d’influence »), et le chef du gouvernement (Premier ministre, président du Conseil ou chancelier selon les dénominations) qui dirige une équipe collégiale et solidaire de ministres, émanation de la majorité parlementaire. Gouvernement et majorité parlementaire travaillent donc en étroite symbiose. A la primauté juridique du Parlement, organe délibératif (la loi s’imposera toujours au décret), répond la primauté politique du gouvernement qui détient les leviers du pouvoir.
L’origine parlementaire du personnel gouvernemental garantit l’unité de la politique, sous la réserve, capitale, car c’est ici que résident la force et la faiblesse du parlementarisme, qu’il y ait bien une majorité cohérente et stable dans l’assemblée élue au suffrage universel direct (l’existence d’une deuxième assemblée n’est pas un élément de définition du régime parlementaire). Si tel n’est pas le cas, joueront alors les deux procédures d’ajustement que sont, d’une part, le droit de l’assemblée de mettre enjeu la responsabilité du gouvernement, c’est-à-dire de le renverser (ou « censurer »), et le droit du gouvernement (collégialement ou par son chef avec
intervention formelle du chef de l’État) de renvoyer les députés (cl donc le gouvernement, puisque les ministres sont également parlementaires) devant la source du pouvoir, le peuple : c’est la procédure de la dissolution. Si ces procédures échouent et que les crises gouvernementales se répètent, le régime parlementaire tourne rapidement au régime d’assemblée, un régime d’assemblée de fait.
On sait très bien qu’à partir d’une même structure constitutionnelle de base, deux parlementarismes comme le parlementarisme traditionnel à l’anglaise et le parlementarisme à la française des III1 et IVe Républiques peuvent différer profondément en raison de l’aptitude plus ou moins grande du système des partis à répondre aux exigences logiques de la règle constitutionnelle. Nul n’a mieux exprimé cette relation que Raymond Aron : « Ce n’est pas une règle constitutionnelle en tant que telle qui assure stabilité et efficacité, c’est l’accord entre cette règle et la structure du système des partis, leurs programmes, leur conception même du jeu politique. »
• La même relation explique que le régime présidentiel américain n’ait jamais connu de blocage insurmontable alors même que la Constitution américaine a donné aux pouvoirs exécutif et législatif les moyens de se neutraliser. A l’inverse du régime parlementaire, le régime présidentiel confie en effet tout le pouvoir exécutif au Président, dont l’élection est indépendante de celle des membres du Congrès. La fonction de Premier ministre n’existe pas, et la limitation réciproque des pouvoirs est plus stricte puisque Président et Congrès ne peuvent se révoquer. Or le Président peut opposer son veto aux lois votées par le Congrès qui, de son côté, peut refuser de donner au Président les moyens financiers de sa politique. Mais différents aménagements constitutionnels, concernant par exemple les suites d’un veto présidentiel, et, surtout, l’absence de structuration permanente des majorités, donnent au fonctionnement du système la souplesse indispensable.
• Quant à la Ve République, c’est encore une autre variation, avec la restauration de la fonction présidentielle dans un cadre « parlementaire rénové », selon le mot de Michel Debré lorsqu’il a présenté le projet de Constitution devant le Conseil d’Etat le 27 août 1958.
2. Une Constitution ne dit pas tout
Mais au-delà de ces variations institutionnelles, il faut convenir que si une Constitution dit beaucoup de choses, elle ne dit pas tout. Les dispositions qu’elle comporte sont de nature très diverse :
• Certaines s’imposent sans qu’il soit besoin de les interpréter, par exemple quand il est disposé que la session ordinaire du Parlement commence le premier jour ouvrable d’octobre (C. 1958, art. 28).
• Plus importantes sont des dispositions qui, par exemple, imposent un certain type de majorité : absolue pour l’adoption d’une motion de censure (C. 1958, art. 49, al. 2 et 3), des 3/5es des suffrages exprimés pour l’approbation d’une révision de la Constitution (C. 1958, art. 89), des 2/3 pour que soit surmonté un veto du Président des Etats-Unis (art. I, section 7 de la C. des Etats-Unis).
Ces exigences de majorité peuvent entraîner le succès ou l’échec d’une politique.
Il y a aussi les dispositions — ce sont les plus nombreuses — qui, tout en encadrant le jeu politique, l’ouvrent assez largement. Aucune Constitution ne peut prévoir la majorité qui sortira des urnes. L’article 5 de la Constitution de 1958 assigne au président de la République une mission d’arbitrage, mais il y a bien des manières d’être arbitre. La mise en œuvre des compétences dévolues aux gouvernants comporte une part décisive de pouvoir discrétionnaire : recourir ou non au 49-3 ? Signer ou ne pas signer une ordonnance ? Dissoudre ou ne pas dissoudre ?
Une Constitution ouvre des portes et en ferme d’autres, mais le visage définitif que prendront les institutions gouvernementales de l’État dépend de trop nombreux facteurs, la marge d’application est trop grande pour que la simple lecture du texte suffise à la compréhension du régime politique qu’elle institue.